Le monde a besoin d’une conception élargie de la politique commerciale qui intégrerait la façon dont les pays répartissent les revenus
À Washington et ailleurs, les débats houleux sur la politique commerciale donnent souvent à voir les droits de douane comme le principal, voire l’unique, outil des pouvoirs publics pour intervenir dans le commerce mondial. Les droits de douane sont faciles à quantifier, encore plus faciles à politiser et volontiers brandis lors de négociations bilatérales.
Pourtant, leur accorder toute cette attention est se fourvoyer. C’est laisser dans l’ombre les mécanismes plus fondamentaux dont les pays se servent pour tisser des relations commerciales dans le monde entier. Parce que les déséquilibres intérieurs entre la consommation et la production d’un pays doivent toujours être cohérents avec ses déséquilibres extérieurs, tout ce qui influence les premiers influence forcément les seconds, et inversement. Les droits de douane ne constituent qu’un outil dans l’arsenal des décideurs pour modifier le déséquilibre intérieur d’un pays.
Comme la plupart de ces outils, les droits de douane agissent sur les revenus, dont ils transfèrent une partie du consommateur au producteur. Toutefois, en raison de leur visibilité, ils comptent souvent parmi les solutions provoquant le plus de remous politiques. Or, bien des interventions commerciales les plus puissantes aujourd’hui ne reposent pas sur les droits de douane, mais, au contraire, sur des choix politiques qui, à première vue, ne semblent absolument pas liés au commerce. Décisions budgétaires, structures réglementaires, politiques du travail et normes institutionnelles sont autant d’outils à même d’infléchir la distribution des revenus et l’équilibre entre la consommation et la production au sein d’un pays, avec des répercussions considérables pour les échanges mondiaux.
Si l’on veut comprendre pourquoi les droits de douane reçoivent une attention disproportionnée, il convient de s’attarder sur leur visibilité. Lors d’une négociation commerciale, un droit de douane est un point spécifique qui modifie le prix d’une marchandise importée. Il est facile à identifier, à utiliser comme arme, à annuler, et il est aussi très clairement lié au commerce. Toutefois, cette simplicité qui le rend politiquement si important en fait justement le pâle ersatz d’une politique commerciale globale.
Transfert de revenu
Intrinsèquement, un droit de douane est une taxe sur les importations. En rendant les marchandises étrangères plus chères, il offre aux producteurs nationaux un avantage–prix, ce qui peut, à son tour, favoriser certains secteurs et protéger les emplois. Cependant, ces avantages ont un coût : les consommateurs doivent dépenser plus pour leurs biens et services. L’effet net est un transfert de revenu des ménages aux entreprises, et c’est ce transfert qui, en diminuant la part du secteur des ménages dans le PIB, réduit la consommation globale par rapport à la production.
Ce déplacement de revenu des consommateurs aux producteurs est l’essence même de l’intervention commerciale. Que la méthode employée soit un droit de douane, une subvention fiscale ou une législation portant atteinte aux salaires, il en découle un changement de la distribution intérieure des revenus, qui a aussi des conséquences extérieures. Si la consommation est taxée et la production, subventionnée, il est probable que les exportations nettes augmentent. À l’inverse, si les politiques transfèrent une partie du revenu des producteurs aux consommateurs, il est probable que les exportations nettes chutent. En ce sens, toute politique touchant à l’équilibre entre la consommation des ménages et la production totale influerait aussi sur l’équilibre entre l’épargne et l’investissement intérieurs, et est au fond une politique commerciale.
Pensez à la politique monétaire. Quand un pays intervient sur les marchés des changes afin que sa monnaie reste sous-évaluée, il obtient le même résultat qu’en appliquant un droit de douane. Une monnaie plus faible rend les importations plus onéreuses et les exportations moins chères, en subventionnant la production et en taxant la consommation. Sur le modèle des droits de douane, cela représente un transfert de revenu des importateurs nets (le secteur des ménages) aux exportateurs nets (le secteur des biens échangeables), qui se produit par le jeu des taux de change, et non des droits de douane.
La répression financière peut avoir le même effet. Quand le système bancaire d’un pays apporte essentiellement un soutien au côté offre de l’économie, supprimer les taux d’intérêt est de facto un prélèvement sur les revenus des épargnants nets (le secteur des ménages) et une subvention du crédit pour les emprunteurs nets (le secteur producteur). En transférant des revenus de l’un à l’autre, un déséquilibre national entre la consommation et la production apparaît, exactement comme celui créé par les droits de douane ou par une monnaie sous-évaluée. Ce déséquilibre se manifeste sous la forme d’exportations nettes plus élevées.
Subventions stratégiques
Les politiques fiscales et réglementaires fonctionnent parfois de la même manière. Les pouvoirs publics peuvent subventionner directement ou indirectement des secteurs stratégiques, y compris en construisant des infrastructures adaptées à un groupe donné d’industries manufacturières. Ces mesures n’enfreignent pas forcément les règles internationales en matière d’intervention commerciale, mais elles modifient les incitations relatives au sein de l’économie de sorte qu’elles aboutissent à une situation semblable à un protectionnisme traditionnel. En rendant un bien meilleur marché ou plus attrayant à produire qu’à consommer, ces approches arrivent au même résultat : un changement interne qui génère un effet externe.
Même les structures du marché du travail et les organismes sociaux peuvent jouer le rôle d’outils d’intervention commerciale. En Chine, par exemple, le « hukou » est un système d’enregistrement des ménages limitant les droits des migrants ruraux dans les zones urbaines, qui a longtemps permis d’affaiblir les salaires et de réduire la consommation des ménages. Si ce système a principalement été conçu pour réguler l’urbanisation, il a néanmoins un effet direct sur la balance commerciale de la Chine en bridant la croissance de la demande intérieure par rapport à la production nationale.
On observe des conséquences similaires lorsque des politiques encouragent la dégradation de l’environnement (en augmentant la rentabilité des entreprises au détriment des coûts des soins de santé), restreignent le droit à se syndiquer, maintiennent un faible niveau salarial ou réduisent le pouvoir de négociation des travailleurs. En empêchant la croissance des salaires et en limitant la consommation par rapport à la croissance de la productivité, de telles politiques créent les mêmes déséquilibres que les droits de douane, bien que beaucoup plus discrètement.
Cette conception élargie aide à comprendre pourquoi certains pays enregistrent régulièrement des surplus commerciaux alors qu’ils conservent des droits de douane relativement faibles. Ces pays favorisent depuis longtemps la production au détriment de la consommation tant à l’aide de structures institutionnelles que d’incitations à l’épargne ou de mesures de politique industrielle axées sur l’exportation. Finalement, le résultat est identique : si la demande intérieure s’avère insuffisante pour absorber la production nationale, ils doivent externaliser le coût de la faible demande intérieure au moyen de surplus commerciaux.
Le fait est que les déséquilibres commerciaux ne relèvent pas uniquement de ce qu’il se passe à la frontière. Ils émanent de la structuration intrinsèque des pays, à savoir comment sont distribués les revenus, quel est le montant dépensé par les ménages par rapport à la production des entreprises et de quelle manière les administrations publiques équilibrent les demandes concurrentes des producteurs et des consommateurs.
Une intervention implicite
Quand un gouvernement adopte des politiques plus favorables aux investissements qu’à la consommation, ou qu’il avantage le capital aux dépens du travail, il se lance implicitement dans une intervention commerciale, délibérée ou non. Alors que les pays en excédent mettent en œuvre des politiques intérieures plus favorables aux producteurs qu’aux consommateurs, les pays en déficit avec lesquels ils commercent accordent dans les faits la priorité aux consommateurs, intentionnellement ou non.
Une approche restrictive centrée sur les droits de douane est trompeuse. Elle détourne l’attention des facteurs qui sous-tendent les déséquilibres commerciaux et conduit à des réponses contre-productives. Comme avancé par John Maynard Keynes à Bretton Woods en 1944, le fait qu’une économie diversifiée enregistre continuellement des excédents commerciaux constitue généralement une preuve suffisante de l’existence d’interventions commerciales qui faussent les échanges. Que ces distorsions découlent ou non des droits de douane est sans importance. De fait, dans la mesure où les droits de douane peuvent réduire les déséquilibres commerciaux dans les pays en déficit, ils pourraient en réalité promouvoir le libre-échange.
Au lieu de fulminer contre les droits de douane, le monde a besoin d’une conception élargie de la politique commerciale, qui dépasserait le débat superficiel pour prendre en compte les mécanismes plus profonds de répartition des revenus utilisés par les pays. Si, in fine, les déséquilibres commerciaux tirent leur origine des décisions internes sur qui recevra quoi, les résorber exigera bien plus que des accords bilatéraux ou des mesures protectionnistes. C’est une transformation structurelle des économies qui sera nécessaire ; il faudra du pouvoir et des ressources pour opérer ce virage vers les secteurs qui, par leurs dépenses, stimulent une demande durable.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.