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Alors que le FMI fête ses 80 ans, son histoire est riche d’enseignements pour la gestion future des risques internationaux

La Conférence monétaire et financière des Nations Unies, qui s’est tenue en juillet 1944 à Bretton Woods, dans le New Hampshire, nourrit un puissant récit sur la manière dont les pays peuvent s’attaquer à des problèmes communs à l’échelle mondiale. Elle a inauguré une période inédite dans l’histoire de l’humanité, une ère de reprise durable, de prospérité généralisée, de croissance dynamique, de développement sans crise et de stabilité politique. Bretton Woods demeure une source d’inspiration. Des dirigeants comme des universitaires tentent régulièrement de le faire renaître, de le réinventer ou de le remanier.

La conférence a d’abord été sous-tendue par une grande vision politique selon laquelle prospérité et paix sont indivisibles, pour reprendre la formule du secrétaire au Trésor des États-Unis Henry Morgenthau Jr. Ainsi, il n’était pas possible de les gérer indépendamment l’une de l’autre. Ce message est intervenu à un moment où le monde entier était consumé par la guerre : la Deuxième Guerre mondiale a été nettement plus internationale dans les faits que la Première. L’initiative pour faire advenir un nouvel ordre mondial a tiré les enseignements de la guerre : la manière dont un conflit meurtrier avait été le produit de l’effondrement de l’économie mondiale, la crise économique des années 30 ; la radicalisation politique qui a suivi ; enfin, la désintégration de l’ordre mondial en blocs concurrents.

Ensuite, un mécanisme économique précis a été prévu pour gérer les affaires monétaires à l’échelle mondiale. Les pays étaient tenus de se plier à une règle relative au taux de change et, si le taux était menacé, ils seraient aidés par un FMI conçu pour opérer comme une coopérative de crédit ou un dispositif d’assurance. Le fondement intellectuel résidait dans une lecture de la crise économique des années 30, considérée comme découlant de mouvements de capitaux sans entraves, des flux de capitaux dits fébriles. Les fondateurs des institutions de Bretton Woods étaient convaincus qu’une telle déstabilisation ne devait pas se reproduire, et les Statuts ont prévu de maintenir les contrôles des mouvements de capitaux dans la durée, même pendant la transition vers la libéralisation du commerce.

De la vision à la réalité

Ces fondements, de nature politique et économique, se sont écroulés, et la vision d’ensemble de Bretton Woods ne s’est pas concrétisée comme l’entendaient ses fondateurs. Le système avait été imaginé comme réellement international, mais l’Union soviétique, qui était fortement représentée à la conférence, a décidé de ne pas ratifier les Statuts. Le FMI a été exclu du grand programme états-unien de reconstruction de l’Europe, le plan Marshall. Le monde était divisé par le rideau de fer. Durant ses premières années, le FMI a même semblé dépérir. Il n’a réellement vu le jour qu’à la suite d’une double crise sécuritaire et financière en 1956, lorsque les États-Unis ont été atterrés par l’intervention de la Grande-Bretagne et de la France dans la crise de Suez et que les grands pays européens ont subi de fortes tensions financières.

Un débat s’est ouvert presque immédiatement pour savoir si les réserves et les liquidités étaient suffisantes. Les responsables économiques ont trouvé des solutions provisoires. Dans les années 60, alors que les pays bataillaient sur des projets de réforme du système monétaire international, d’aucuns se sont plaints de ne pas voir les forêts de Bretton (littéralement Bretton Woods en anglais) en raison des arbres de Bretton.

La refonte de Bretton Woods, dans les années 70, a aussi résulté de la conjugaison d’un problème de sécurité et de difficultés économiques et financières. L’échec de la règle fondamentale de Bretton Woods, le système des parités (qui fixait un taux de change), est intervenu au début d’une initiative de producteurs de pétrole visant à augmenter les prix ainsi qu’à exercer une influence plus politique. Les pays se sont sentis vulnérables et les démocraties étaient sous pression. Le FMI a réagi avec de nouvelles procédures, les mécanismes pétroliers, qui consistaient à utiliser des ressources empruntées pour venir en aide aux pays en développement pénalisés par la hausse des prix de l’énergie.

Les mouvements de capitaux ont été à l’origine de nouveaux facteurs de vulnérabilité. En 1982, une crise de la dette, particulièrement aiguë en Amérique latine, a menacé de provoquer l’effondrement du système financier international. C’est à ce moment que le FMI a commencé à œuvrer différemment, en jouant un nouveau rôle de prêteur en dernier ressort et de coordinateur de programmes de sauvetage dans lesquels les pays s’adapteraient et les banques seraient mises à contribution, contraintes de débloquer de nouveaux fonds.

Prêteur en dernier ressort

Cinquante ans après la Conférence de Bretton Woods, Michel Camdessus, directeur général du FMI, a qualifié la crise du peso mexicain de « première crise financière du XXIe siècle ». Elle faisait suite à un afflux sans précédent de capitaux dans les pays à revenu intermédiaire. La crise de 1994 était assez différente du choc latino-américain de 1982, qui avait aussi commencé par un problème au Mexique. Les détenteurs étrangers de titres mexicains présentaient alors des profils très divers, et ne se limitaient pas à un nombre de banques relativement restreint. Ils ont réagi rapidement à l’accumulation de craintes à l’égard d’une surchauffe de l’économie et d’une instabilité politique, après une insurrection de grande ampleur et l’assassinat d’une personnalité politique de premier plan au cours d’une année d’élection présidentielle. Il n’était pas possible de convaincre la multitude de créanciers de mettre de nouveaux fonds sur la table. La solution évidente, à savoir un mécanisme de faillite souveraine, possiblement coordonné et mis en œuvre par le FMI, demeurait irréalisable. Seule subsistait une méthode de second choix, à savoir apporter de l’argent frais en grandes quantités. Elle s’est imposée dans la durée pour riposter aux crises déclenchées par la volatilité des flux de capitaux.

Cette crise a été en partie résolue par un programme du FMI. Cependant, le FMI ne disposait pas, à lui seul, de ressources suffisantes pour jouer simplement le rôle de prêteur en dernier ressort. Le Mexique a aussi eu besoin d’un vaste programme bilatéral des États-Unis, sous la forme de 20 milliards de dollars du fonds de stabilisation des changes, dispositif en grande partie tombé dans l’oubli datant de l’époque de la crise économique des années 30, qui présentait l’avantage de dispenser le gouvernement des États-Unis d’obtenir l’approbation d’un Congrès hostile. Le sauvetage a suscité une controverse, et certains dirigeants ont fait valoir qu’il n’était pas acceptable que le FMI prête des fonds à un pays pour éviter des conséquences négatives sur un autre.

Le milieu des années 90 a été marqué par une prise de conscience du fait que, compte tenu de la taille des marchés de capitaux, les mécanismes de sauvetage traditionnels risquaient d’être inadaptés. Elle a été renforcée par la crise asiatique de 1997–98, lorsque tous les programmes ont nécessité des financements du FMI et des financements bilatéraux.

Les conclusions politiques ont été tirées lors du sommet des chefs d’État et de gouvernement du Groupe des Sept en juin 1995 à Halifax, au Canada. Celui-ci a tenté de redéfinir les missions du FMI à l’aune d’un phénomène qui, d’une manière générale, ne tarderait pas à être appelé mondialisation. Le communiqué du sommet a exhorté le FMI à définir des critères et des procédures en vue de la publication rapide de données économiques et financières essentielles. En réaction, le FMI a créé le département des marchés monétaires et de capitaux en 2001, lequel est destiné à « jouer un rôle central dans les travaux théoriques du FMI », et lancé la publication semestrielle du nouveau Rapport sur la stabilité financière dans le monde, issu de la fusion de deux précédentes publications, Emerging Market Financing et International Capital Markets Report.

À partir des années 90, il n’existait plus de règle claire et simple, et une seule institution n’était plus chargée de gérer les risques internationaux. La surveillance comme la gestion de crise relevaient de multiples institutions, avec des responsabilités qui se chevauchent et de nombreuses sources d’argent frais. Dans sa surveillance du secteur financier, le FMI a appliqué les méthodes élaborées par le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, groupe qui au départ représentait uniquement des pays industriels. En Asie, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est a mis au point un mécanisme de surveillance complémentaire en parallèle. Les échanges bilatéraux de devises dans le cadre de l’initiative de Chiang Mai de 2000 avaient pour but de compléter les activités du FMI.

Les besoins en matière de coordination étaient de plus en plus grands. La riposte à la crise asiatique a consisté à créer le Forum de stabilité financière. En 2009, ce groupe a été renforcé et rebaptisé Conseil de stabilité financière. Le mécanisme de sauvetage est devenu le Global Financial Stability Net, divers prestataires travaillant sur des accords régionaux de financement. Le sommet du Groupe des Vingt organisé à Londres en 2009 a reproduit une initiative essentielle de Bretton Woods, en transférant le pouvoir des banques centrales qui avaient piloté le Forum de stabilité financière à un groupe plus large d’États dans le nouveau Conseil de stabilité financière.

Les enseignements à tirer pour la gestion des risques

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette complexification de la gestion des risques financiers à l’échelle mondiale.

Premièrement, les menaces pour la stabilité peuvent venir de partout. Après la crise mexicaine de 1994–95 et la crise financière asiatique de 1997, qui s’est ensuite propagée au Brésil et à la Russie en 1998, il a été généralement supposé que les chocs seraient provoqués par des pays émergents qui s’ouvrent aux flux de capitaux. Aucun programme d’évaluation du secteur financier du FMI n’existait pour les États-Unis et le Royaume-Uni, deux pays qui se trouvaient à l’épicentre de la crise financière lorsque celle-ci a éclaté après 2007. Le FMI était capable de déceler des menaces périphériques qui planaient sur un pays. Par exemple, à la fin de 2006, ses services avaient préparé une simulation de possibles crises sur les marchés de capitaux en Europe centrale et orientale. Rétrospectivement, cette simulation semble être une version étrangement précise de l’attaque spéculative qui, en 2008, a brièvement placé la Hongrie à l’épicentre d’une nouvelle contagion mondiale. L’anticipation permet d’expliquer la rapidité d’action et l’ampleur considérable du programme convenu avec la Hongrie en 2008. Toutefois, la capacité de prévision du FMI était limitée : le FMI est passé à côté du choc sans commune mesure qui a débuté avec le marché des prêts hypothécaires et le système financier des États-Unis.

Deuxièmement, l’ampleur de la menace dépend des liens, qui peuvent être difficiles à établir à l’avance avec précision. Les retombées de la crise financière mondiale de 2008 ont suscité des critiques au vitriol, y compris de la part du Bureau indépendant d’évaluation du FMI, selon lesquelles le FMI avait « échoué à atteindre » son principal objectif en raison de « l’idée répandue, captive d’un même postulat intellectuel et d’un certain état d’esprit, qu’une crise majeure dans les grands pays avancés était peu probable ». La réaction a consisté, avec la décision sur la surveillance intégrée de 2012, à coordonner les pratiques antérieures de surveillance bilatérale et multilatérale. Les études de contagion notamment, qui au départ s’intéressaient à l’impact d’évolutions dans les grands pays, sont ensuite passées à une réflexion sur les liens systémiques.

Troisièmement, la nature exacte des liens est souvent obscure. Gérer la complexité d’un système dans lequel œuvrent de multiples institutions n’est pas chose aisée. Qui observe la forêt et qui mesure les arbres ? La relation entre le microprudentiel et le macroprudentiel est restée un grand facteur de vulnérabilité. Que contiennent précisément les bilans des banques pendant les vagues de mondialisation financière ? Quels sont les liens avec les institutions hors bilan ? Il s’agit de questions que les différentes autorités de contrôle bancaire pouvaient analyser, mais qui n’étaient pas, et ne pouvaient pas être, régulièrement transmises à une institution internationale comme le FMI. (Les Statuts déchargent en réalité les États de la responsabilité de communiquer des données sur certaines sociétés.)

Par conséquent, une tension s’exerçait en permanence. Les autorités de contrôle qui se sont retrouvées au Comité de Bâle sur le contrôle bancaire en savaient plus d’une certaine façon : elles pouvaient très clairement distinguer chaque arbre de la forêt. L’approche générale et mondiale voyait la forêt, mais ne pouvait pas véritablement étudier les arbres.

Quatrièmement, les difficultés à long terme peuvent être une menace immédiate pour la stabilité, d’où la nécessité d’y remédier. Le changement climatique, ou plus généralement peut-être les dégâts causés par l’Anthropocène, constituent un enjeu majeur et de plus en plus délicat, ce qui impose d’agir sans tarder. La déception éprouvée face aux efforts déployés jusqu’à présent est justifiée, et nombreuses sont les personnes qui estiment peu satisfaisante la récente Conférence des parties sur le climat (COP28). Une leçon d’histoire trop souvent négligée est pertinente ici. Les phénomènes resteront dans le domaine de l’analyse abstraite, des soucis ou des inquiétudes tant qu’ils ne pourront pas être mesurés précisément. Il est capital de fournir des données sur les coûts pour parvenir à un consensus sur les solutions à trouver.

Les problèmes sécuritaires ou politiques doivent être résolus de concert avec les difficultés économiques et financières.

À l’époque de Bretton Woods, la Banque mondiale et le FMI pouvaient nourrir une réflexion différente sur le développement en raison d’un système de comptabilité du revenu national qui avait été en grande partie élaboré dans les pays industriels pour relever le défi de mobiliser des ressources destinées à la guerre. Aujourd’hui, lorsque des journaux rendent compte des réunions semestrielles du FMI et de la Banque mondiale, ils privilégient l’analyse de l’évolution du PIB. Ils estiment que le PIB est important parce que le FMI place toujours cet indicateur au centre. En revanche, lorsqu’il s’agit de réfléchir à la biosphère, le PIB est une charge, et non pas un atout : il amoindrit la richesse à long terme des nations plutôt que de l’accroître.

Cinquièmement, les problèmes de sécurité peuvent aussi conduire à une déstabilisation financière. Nous vivons actuellement dans un monde où les problèmes de sécurité, souvent qualifiés simplement de « géopolitique en mutation », dominent l’actualité économique, que le débat à l’extrémité occidentale de la masse terrestre eurasienne porte sur les livraisons et le prix du gaz de la Russie ou sur l’exacerbation des tensions autour de la province chinoise de Taiwan et en mer de Chine méridionale à l’extrémité orientale. Une caractéristique méconnue de l’accord de Bretton Woods est le parallélisme entre la Banque mondiale et le FMI d’un côté et l’Organisation des Nations Unies de l’autre. Les cinq principaux membres des institutions de Bretton Woods en termes de quote-part étaient identiques aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité : les États-Unis, l’Union soviétique, la Chine, le Royaume-Uni et la France. La symétrie s’est rompue lorsque l’Union soviétique n’a pas rejoint la Banque mondiale et le FMI.

La longue guerre qui a suivi l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, en 2022, a donné naissance à un nouveau type de programme du FMI : un accord avec un pays en guerre. Le programme d’assurances de financement devait être modifié pour tenir compte des spécificités des pays en proie à une « incertitude extrêmement élevée ». Le programme exigeait aussi des mesures de sauvegarde sous la forme de garanties de la part des créanciers bilatéraux, selon lesquelles ils allégeraient la dette une fois que le problème de l’incertitude exceptionnelle serait résolu. Les souffrances de l’Ukraine apportent un nouvel éclairage sur les enseignements de 1944, à savoir que les problèmes sécuritaires ou politiques et militaires doivent être résolus de concert avec les difficultés économiques et financières. Comme la guerre entre la Russie et l’Ukraine s’étend à présent au monde entier — de manière très spectaculaire au Soudan —, c’est le conflit, et non la prospérité, qui est mondialisé. Trouver les bonnes réponses aux incertitudes créées par le conflit est une étape essentielle pour rompre avec la pensée à somme nulle qui a conduit le monde à la catastrophe par le passé.

HAROLD JAMES est professeur d’histoire et d’affaires internationales à l’Université de Princeton et historien du FMI.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.