L’argent a pris de nombreuses formes au fil des millénaires ; les jetons numériques en sont la nouvelle incarnation

Il y a plusieurs millénaires, bien avant l’apparition des pièces de monnaie, des billets de banque, des cartes de crédit ou des applications bancaires, nos ancêtres achetaient et vendaient des marchandises au moyen de petits coquillages appelés « cauris ». Ces jetons brillants ont constitué la première innovation financière de l’histoire. Leur force tenait à leur simplicité : la valeur du cauri se vérifiait à l’œil nu et au toucher ; nul besoin d’intermédiaire pour valider une transaction.

Les espèces fonctionnent encore ainsi aujourd’hui. Lorsqu’un billet est remis en main propre, la transaction est immédiate. Les paiements numériques, en revanche, n’ont rien d’instantané. En coulisse, les banques et réseaux de cartes de crédit interviennent comme intermédiaires, pour valider puis régler la transaction ultérieurement. Ils assument le risque de règlement — celui qu’une des deux parties fasse défaut — et veillent à ce que chacune tienne ses engagements.

Or, la gestion du risque de règlement par des intermédiaires prend du temps. Cette question devient cruciale lorsque les retards de règlement entraînent des coûts, comme dans le cas des actions, des obligations ou d’autres titres financiers. Une chambre de compensation recueille les actifs du vendeur et le paiement de l’acheteur, pour les échanger un ou deux jours plus tard. Sur des places financières comme Wall Street, chaque minute compte. Selon J.P. Morgan, le règlement des transactions et leur réinvestissement immédiats permettraient de réduire d’environ 20 % les coûts de gestion d’actifs.

C’est précisément l’ambition des innovateurs financiers : réduire les coûts d’intermédiation en transposant dans le monde numérique l’instantanéité des échanges physiques. Le problème est que, lorsque les parties ne se rencontrent pas en personne, elles ne peuvent pas voir les actifs avant de réaliser la transaction. L’une des solutions réside dans la programmabilité, où l’argent de l’acheteur et les actifs du vendeur sont verrouillés puis échangés simultanément à l’aide d’un code. Les fonds reçus peuvent être réinvestis automatiquement, générant ainsi un gain de temps et d’argent considérable.

Les intermédiaires numériques

La tokenisation crée des actifs sur un registre programmable, soit un système d’enregistrement de transactions financières fiable et accessible à tous les acteurs du marché. Des actifs, comme des actions ou des obligations, peuvent ainsi être émis directement sur le registre, ou représenter un actif existant en dehors du registre, comme une action cotée à la bourse de New York. Dans ce cas, un intermédiaire doit toujours conserver l’actif représenté en toute sécurité en arrière-plan.

La tokenisation peut favoriser la concurrence entre intermédiaires. Aujourd’hui, la réglementation oblige souvent les investisseurs à passer par des courtiers pour négocier sur les marchés. Or, le transfert d’actifs d’un courtier à un autre est une procédure complexe qui requiert l’intervention d’une chambre de compensation spécialisée. L’investisseur a aussi la possibilité de vendre et de racheter l’ensemble de ses actifs par l’entremise de différents courtiers, mais cela entraîne des frais de transaction. Avec la tokenisation, un simple clic suffit pour transférer les données entre courtiers, ce qui facilite la comparaison des offres et le passage d’un courtier à l’autre afin de réduire les coûts.

La tokenisation ne supprime pas tous les intermédiaires, mais elle transforme le secteur financier et réduit le recours à certains services. C’est le cas des agents chargés de la tenue des registres, des intermédiaires qui gèrent les registres de propriété des actifs et transmettent les paiements — dividendes ou intérêts — d’une entreprise aux détenteurs d’actifs. Sur un registre de jetons, les paiements vont directement aux détenteurs, ce qui revient à automatiser le travail des agents chargés de la tenue des registres et rend leur fonction superflue.

Pour que la tokenisation fonctionne bien, l’argent et les actifs doivent pouvoir circuler sans entrave. Si différentes entreprises créent des registres de jetons incompatibles, le système financier peut se fragmenter en silos. Il est possible de concevoir des registres à même de communiquer entre eux, mais cette interopéra­bilité exige planification et coordination. C’est pourquoi les décideurs veillent à ce que les systèmes tokenisés restent ouverts, connectés et stables.

Les crises financières ont souvent un effet domino, une faillite en entraînant une autre.
Krachs éclairs

Le gain d’efficacité apporté par la tokenisation ne va pas sans risque. Comme sur la route, la vitesse fait gagner du temps, mais accroît également le risque d’accidents et leur gravité. Les marchés financiers obéissent à la même logique. L’accélération et l’automatisation des transactions ont déjà entraîné des krachs soudains, appelés « krachs éclairs », comme à Wall Street en 2010, lorsqu’environ 1 000 milliards de dollars de capitalisation se sont évaporés l’espace de quelques instants. En facilitant la programmation et l’exécution instantanée d’ordres automatisés, la tokenisation accentue les risques et la volatilité.

Les crises financières ont souvent un effet domino, une faillite en entraînant une autre. Ce fut le cas en 2008–09, lorsque les géants mondiaux Bear Stearns, Lehman Brothers et AIG se sont tous effondrés en l’espace de six mois. Sur un registre tokenisé, des chaînes de programmes imbriquées les unes dans les autres sont vouées à tomber en cascade en cas de crise.

La tokenisation et la programmabilité facilitent également la création de produits financiers complexes, dont les risques échappent souvent aux autorités de réglementation, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Ce fut le cas de certains actifs non programmables qui se sont détériorés pendant la crise de 2008–09. Selon les conclusions du Rapport d’enquête sur la crise financière, la « bulle de complexité » a éclaté en même temps que la bulle immobilière, et « ces titres largement incompris, adossés à des créances hypothécaires qu’aucun banquier n’aurait signées 20 ans plus tôt, ont été les premiers dominos à tomber dans le secteur financier ». La programmabilité rend le système financier encore plus complexe et ne facilite guère la tâche des autorités de réglementation chargées de surveiller d’éventuels risques.

Le niveau d’endettement entre les acteurs d’un marché financier peut transformer une simple secousse en véritable tsunami. L’endettement accentue les chocs, car il repose sur une promesse de remboursement — et rien n’entame autant la confiance qu’une promesse non tenue. La tokenisation favorise l’endettement, car les investisseurs ou les institutions peuvent contracter des emprunts garantis par des jetons, puis réinvestir les fonds. Mais si un maillon de la chaîne faillit — si un jeton perd de sa valeur, par exemple — c’est tout le système qui peut vaciller.

Une technologie hybride

Les actifs financiers sont passés des registres papier aux écritures numériques, puis aux jetons programmables. Cette évolution gagne désormais les actifs non financiers, comme l’immobilier, et pourrait même s’étendre aux garanties agricoles telles que les terres cultivées ou le bétail. Mais ces actifs physiques ne peuvent pas être totalement dématérialisés : leur valeur physique doit être entretenue, tout comme un agriculteur entretient son troupeau ou ses pâturages. La tokenisation des actifs non financiers s’apparente donc à une technologie hybride, à mi-­chemin entre le monde matériel et financier.

De l’usage des cauris dans l’Antiquité aux jetons numériques d’aujourd’hui, les sociétés humaines ont toujours su adopter de nouveaux moyens d’échange. Les dernières innovations apportent des avantages évidents grâce à des transactions plus rapides et moins coûteuses. Mais elles comportent aussi des risques. La vitesse, la complexité et l’endettement à risque ont tous contribué aux crises passées, et la tokenisation accentue ces facteurs de vulnérabilité. Comme toute innovation, les jetons numériques doivent être maniés avec précaution.

Le présent article est basé sur une note du FMI relative à la fintech, intitulée « Tokenization and Financial Market Inefficiencies ».

ITAI AGUR est économiste principal au département des études du FMI.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.