Mais l’UE doit d’abord vaincre la défiance des États membres, entre eux et à l’égard de ses institutions
L’Europe s’est faite dans les crises, conformément à la célèbre prédiction de Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’Union européenne. Mais si la crise qui submerge aujourd’hui le continent est si grave, c’est que trois dimensions — géopolitique, économique et institutionnelle — s’entrecroisent. Elle ne peut donc pas être réglée uniquement par de nouveaux emprunts ou une avalanche de nouvelles règles bruxelloises. Cette crise réclame un changement complet d’état d’esprit. Les Européens y sont-ils réellement préparés ?
Le premier défi à relever par l’Europe est de garantir un accès permanent aux ressources dont elle a besoin pour alimenter son économie, dans un monde où le système fondé sur des règles anciennes s’effondre. L’UE est à la fois le produit d’un ordre mondial fondé sur des règles et, en tant que région dépourvue de ressources propres, extrêmement tributaire de ces règles. La demande de minerais critiques indispensables aux technologies énergétiques propres devrait quintupler d’ici 2040 ; or l’UE produit moins de 7 % du total mondial. La production de la plupart des minéraux est extrêmement concentrée dans un ou deux pays. La Chine domine par ailleurs l’activité de raffinage, au point de raffiner même la modeste production européenne.
L’UE a cherché à diversifier son accès aux minerais critiques en concluant des accords commerciaux, mais ces derniers restent précaires dans un contexte conjuguant guerres commerciales, restrictions croissantes à l’exportation, volonté des pays en développement de participer davantage à la chaîne de valeur et absence d’un mécanisme de règlement des différends opérationnel à l’Organisation mondiale du commerce.
Garantir l’accès des entreprises américaines aux minerais critiques est un des axes centraux de la politique étrangère (« L’Amérique d’abord ») du président Donald Trump. Mais les entreprises européennes, contraintes par des règles environnementales et sociales, des règles de gouvernance et des préoccupations relatives à la stabilité politique et à l’état de droit, sont très peu présentes dans la chaîne d’approvisionnement en minerais critiques. Tenue par ces règles, l’Europe peut-elle élaborer des stratégies géopolitiques et industrielles pour être compétitive au sein de cet ordre mondial plus contesté ?
Une intégration approfondie
Pour l’Europe, le deuxième défi est d’approfondir l’intégration économique afin de stimuler la productivité et la compétitivité. Les rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi décrivent sans aucun fard les carences du Marché unique et présentent un plan clair de la réforme que la Commission européenne s’est promis de conduire. Les deux Premiers ministres italiens ont souligné la nécessité d’alléger les formalités administratives et d’élargir le Marché unique à des secteurs qui avaient résisté à l’intégration, comme la défense, l’énergie, les télécommunications et la finance.
Mais l’UE en débat déjà depuis des années, voire des décennies. Elle avait d’abord annoncé un programme pour une meilleure réglementation en 2002 avant d’en lancer un autre en 2015, le Programme pour une réglementation affûtée et performante (REFIT). De même, il est question d’approfondir l’intégration des services financiers depuis l’avènement du Marché unique ou presque. Des propositions ont été faites en 2001 et 2003 dans les rapports Giovannini ; bon nombre d’entre elles sont réapparues en 2015, dans le cadre de l’offensive en faveur d’une union des marchés de capitaux. Depuis, le projet a été rebaptisé, et il est désormais question d’une union de l’épargne et des investissements. Mais l’UE compte toujours 18 marchés de la compensation et 21 marchés du règlement, contre un seul de chaque aux États-Unis. La fragmentation des produits et services reflète celle des infrastructures de marché.
Surenchère réglementaire
Le véritable obstacle à une intégration plus profonde n’est pas le manque d’ambition de Bruxelles mais le protectionnisme des États membres, qui prend souvent la forme d’une « surréglementation », c’est-à-dire d’un empilement de prescriptions locales lors de la transposition dans le droit national des directives du Marché unique européen. La Commission a promis de s’opposer à ces pratiques. Dans un discours prononcé en janvier, Koen Lenaerts, le Président de la Cour de justice européenne, a rappelé aux commissaires qu’ils avaient le pouvoir d’introduire des recours contre les États membres concernés. Mais la Commission est-elle vraiment prête à poursuivre les gouvernements adeptes de la surenchère réglementaire ?
Ce qui freine l’offensive en faveur d’une intégration approfondie dans les domaines de la défense, de l’énergie, des télécommunications et de la finance est le fait que l’intégration interfère là avec des aspects fondamentaux de la souveraineté. Prenons les services financiers. Personne ne conteste la nécessité de créer des marchés de capitaux diversifiés qui permettraient d’utiliser l’abondante épargne européenne, dont une majeure partie dort sur des comptes bancaires ou est investie dans des fonds étrangers, pour aider les entreprises européennes. L’ennui, c’est qu’une authentique union de l’épargne et des investissements exige davantage que la création d’une nouvelle autorité chargée des valeurs mobilières à l’échelle de l’Union. Il faut aussi harmoniser les règles d’insolvabilité, le droit des sociétés et certains aspects du droit fiscal des différents pays et promouvoir des instruments d’épargne-retraite paneuropéens. Consciente de l’impossibilité politique d’une telle harmonisation, la Commission a réémis à la place l’idée d’un 28e régime. Initialement proposée en 2009, cette solution n’a abouti à rien de très notable jusqu’ici.
En attendant, il est frappant de voir que l’achèvement de l’union bancaire européenne, qui aurait systématiquement figuré tout en haut de la liste des priorités du Marché unique de la quasi-totalité des dirigeants dans la dernière décennie, est pour ainsi dire absent des débats actuels sur les moyens de relancer la compétitivité européenne. C’est comme si des mesures telles que le règlement bancaire uniforme, le dispositif de soutien pour le Fonds de résolution unique destiné à restructurer les créanciers en faillite ou le système européen de garantie des dépôts avaient simplement été rangées dans une boîte étiquetée « trop difficile ». Pourtant, sans banques transfrontalières prospères sous-tendant les marchés de capitaux européens, une union de l’épargne et des investissements a peu de chances d’exprimer tout son potentiel.
Dans le même ordre d’idées, bien qu’un marché unique puisse créer des économies d’échelle, les États membres redoutent que la disparition de branches d’activité nationales ne les expose à de nouveaux risques. Une véritable union des marchés de capitaux rendrait-elle certains États membres vulnérables à une fuite massive de leur épargne nationale ? Si les secteurs de la défense européens fusionnaient, les États membres auraient-ils encore accès à des armes en cas de crise ? Si les obstacles nationaux au regroupement des marchés de la téléphone mobile étaient supprimés, les gouvernements perdraient-ils le contrôle d’une infrastructure vitale ? Avec un marché intégré de l’énergie, les pays devraient-ils craindre des hausses de prix, voire des pénuries, si une crise éclatait ailleurs sur le continent ?
Ceci renvoie au troisième défi, à savoir le manque de confiance à la fois entre les États membres et dans les processus institutionnels de l’Union européenne. L’UE a été longtemps paralysée par ce que Fabian Zuleeg, qui dirige le Centre de politique européenne, un centre de réflexion bruxellois, appelle le dilemme « ambition–unité ». Le bloc s’efforce toujours de prendre des décisions à l’unanimité, dans la mesure du possible, y compris quand ce n’est pas strictement nécessaire, y compris au détriment de certains des objectifs intégrationnistes. Mais l’unanimité est devenue encore plus difficile à obtenir avec la fragmentation croissante de la politique au niveau tant national qu’européen. En effet, l’apparente incapacité de l’Europe à relever les défis économiques ne fait qu’affaiblir davantage le soutien à l’intégration de l’UE.
Dispositions improvisées
De surcroît, certains des acteurs essentiels pour la résolution des problèmes les plus urgents de l’Europe ne sont pas dans l’UE. La Grande-Bretagne, en particulier, a un rôle potentiellement important à jouer en ce qui concerne l’intégration du secteur de la défense, des marchés de capitaux et du secteur de l’énergie. Une partie de la solution pourrait consister à contourner les procédures de l’UE pour créer des coalitions de partisans de l’intégration dans des domaines comme la défense et s’appuyer plutôt sur des dispositions intergouvernementales improvisées. Mais celles-ci doivent être assez souples pour s’adapter aux changements de gouvernement et pourraient être sources de nouvelles complexités juridiques et accentuer la fragmentation.
En matière d’intégration et malgré les chocs des 80 dernières années, l’Europe a obtenu nombre de grandes avancées qui semblaient impossibles. Alors qu’un choc menace gravement la sécurité et la prospérité du continent, il faudrait se garder de parier qu’il ne surmontera pas les défis géopolitiques, économiques et institutionnels actuels. Mais, si l’Europe veut être l’un des pôles du nouveau monde multipolaire, elle doit être plus unie qu’elle n’a jamais envisagé de l’être. Et vite.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.