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Pour attirer des investissements substantiels, un marché financier intégré doit se soumettre à des réformes réglementaires

L’Europe dispose d’une épargne considérable, mais manque d’investissements. Un des éléments de la solution qui réglerait à long terme ce problème est la création d’une union de l’épargne et des investissements (UEI), c’est-à-dire un marché financier paneuropéen qui mobilisera l’épargne et la mettra au service des besoins d’investissement un peu partout dans l’Union européenne (UE).

Mais cet élément ne générera pas à lui seul tous les investissements dont l’UE a besoin pour relever les défis rencontrés en matière de croissance et les grands enjeux géopolitiques. Un marché financier unique doit posséder la capacité d’offrir des rendements attrayants sur les investissements. Pour y arriver, il faudra un allégement des formalités administratives et une réglementation uniforme à l’échelle de l’UE, ce qui réduira les obstacles commerciaux entre les pays.

L’idée d’un marché financier continental n’est pas nouvelle. Une initiative précédente, lancée en 2015 et baptisée « union des marchés de capitaux », s’est avérée politiquement litigieuse. L’idée a refait surface après la publication, en 2024, de rapports par l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, et par l’ancien Premier ministre italien, Enrico Letta, et la publication, en mars 2025, de la stratégie d’UEI par la Commission européenne.

Un marché financier intégré compléterait parfaitement le marché unique des biens et atténuerait la domination du financement bancaire au profit d’un financement à plus long terme des investissements venant du marché des capitaux, comme aux États-Unis. Les différentes propositions (et la plus récente communication de la Commission qui s’appuie sur celles-ci) recommandent l’élimination d’une longue liste d’obstacles précis qui empêchent l’unification du marché. Ces propositions bénéficient d’un soutien important des technocrates et des marchés, mais leur réalisation a peu avancé à ce jour. L’un des principaux obstacles à l’UEI illustre bien ce phénomène : l’union bancaire de l’UE, lancée après la crise financière de 2008, demeure inachevée.

L’UE a besoin d’avoir accès à un réservoir d’épargne plus conséquent pour accroître l’investissement privé. Comme le souligne le rapport de Draghi, historiquement, environ 80 % des investissements productifs viennent du secteur privé. Et cette contribution du secteur privé est encore plus pertinente maintenant, étant donné les contraintes budgétaires auxquelles sont confrontés les pays les plus importants de l’UE (à l’exception de l’Allemagne).

Un marché financier fragmenté

En Europe, l’épargne est dans une large mesure maintenue dans les économies nationales, surtout parce qu’elle est détenue à 80 % sous la forme de dépôts bancaires. Et les banques n’accordent normalement pas de prêts transfrontaliers. Cette « préférence nationale » omniprésente en matière d’épargne et d’investissements (plus marquée qu’aux États-Unis) est amplifiée par des obstacles réglementaires qui entravent toute intensification de l’activité financière transfrontalière et le développement du marché financier.

Le faible niveau d’émissions d’actifs titrisés en Europe est un excellent exemple de l’effet nocif sur la croissance de l’absence d’une réglementation uniforme et d’exigences de fonds propres inutilement élevées. Les actifs sous-jacents à toute offre d’actifs titrisés en Europe sont nationaux et constitués dans une large mesure de prêts hypothécaires résidentiels. Les variations de la réglementation dans les différents pays compliquent pour les émetteurs le regroupement de créances hypothécaires à l’échelle européenne dans un seul et même titre.

Les investisseurs institutionnels, comme les fonds de pension et les compagnies d’assurance, limitent également la quantité de titres de ce genre qu’ils détiennent en raison des exigences de fonds propres élevées imposées par l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles. Concrètement, il s’ensuit un faible taux d’émissions, et des actifs qui pourraient facilement être écoulés sur les marchés financiers continuent plutôt de figurer au bilan des banques. De plus, les différences de réglementation exacerbent le réflexe de « préférence nationale » des investisseurs institutionnels. Par ailleurs, pour les personnes qui acceptent un poste dans un autre pays membre de l’UE, les pensions ne sont pas transférables, ce qui confine les investissements à l’intérieur de dispositifs nationaux.

Cette fragmentation a des coûts réels. Elle entraîne des variations substantielles des coûts d’emprunt pour les ménages, et plus particulièrement pour les petites et moyennes entreprises. Cette variabilité d’un pays à l’autre découle en partie du lien entre les coûts de financement bancaire et les coûts de financement souverain (parce que la résolution bancaire demeure un mécanisme encore largement national), mais aussi d’une concurrence insuffisante sur le marché bancaire européen.

La variabilité des marges sur prêt s’est atténuée après la constitution d’une provision de liquidités ciblée de grande ampleur par la Banque centrale européenne, mais reste plus élevée qu’avant la crise financière mondiale, même si la divergence entre les taux de rendement des obligations d’État a, elle, diminué. Un financement bancaire plus uniforme est particulièrement important pour les petites et moyennes entreprises, parce que nombre d’entre elles, d’une part, ne répondraient pas aux exigences d’un financement intégral par le marché, et d’autre part, pourraient ne pas vouloir céder le contrôle de leurs activités.

Ce qui nous mène au rôle central des banques dans une UEI. Aux États-Unis, les grandes banques comptent plus de 60 millions de comptes clients chacune (aucune banque européenne ne s’approche de ce nombre) et, par conséquent, elles bénéficient non seulement d’économies d’échelle, mais aussi d’importantes synergies liées à la commercialisation de nombreux produits différents. Comme la résolution bancaire demeure la responsabilité des pays membres de l’UE (et relève de leur pouvoir exclusif), les activités des banques restent, dans une large mesure, nationales tandis que les flux de liquidités bancaires transfrontaliers sont limités. Ce problème limite la croissance des produits d’épargne paneuropéens et des instruments d’investissement transfrontaliers, comme les prêts hypothécaires et les prêts titrisés.

Comme aux États-Unis, les banques sont essentielles au développement des marchés financiers, un facteur que met en valeur la stratégie d’UEI élaborée par la Commission européenne. Les banques émettent des titres, servent d’intermédiaires pour les investisseurs, et sont elles-mêmes des investisseurs et des fournisseurs de liquidités. Il s’ensuit que l’inachèvement de l’union bancaire empêche incontestablement toute évolution vers un marché financier paneuropéen. Il est vrai que la mise sur pied d’un système commun de résolution bancaire serait difficile, mais l’on pourrait déjà commencer par approuver un plus grand nombre de fusions transfrontalières et par permettre aux banques de déplacer les liquidités là où elles estiment que les rendements seront raisonnables.

Les fonds propres sont également plus coûteux en Europe qu’aux États-Unis. Cela tient, entre autres choses, à la taille supérieure du marché américain comparativement à un marché européen fragmenté et encore, dans une large mesure, national. De plus, le système fondé sur les banques de l’UE n’est pas très efficace pour procurer aux innovateurs les capitaux nécessaires pour créer des entreprises, puis en assurer l’expansion. La valeur des entreprises en démarrage qui mettent au point de nouvelles technologies et de nouveaux modèles d’affaires est souvent calculée en capital immatériel, que les banques ne financent habituellement pas en raison de l’absence de garanties suffisantes. Ce facteur dénote aussi la nécessité de mettre en place un système de capital-risque.

Toutefois, selon les calculs du FMI, sept fois plus de capital-risque est mobilisé aux États-Unis qu’en UE, ce qui reflète la taille plus restreinte et la plus grande fragmentation des bassins de capitaux privés au sein de l’UE par rapport aux États-Unis. Il s’ensuit que l’UE compte actuellement moins de 15 % des entreprises en démarrage évaluées à plus d’un milliard de dollars (les « licornes »). Selon la Banque européenne d’investissement (BEI), les entreprises en démarrage de l’UE ayant pris de l’expansion mobilisent 50 % moins de capitaux en moyenne que leurs homologues américaines au cours de leurs 10 premières années d’existence. La fragmentation des marchés boursiers fait aussi en sorte qu’il est moins attrayant en UE qu’aux États-Unis de financer sa croissance par un premier appel public à l’épargne, ce qui réduit davantage l’attrait d’investir dans des entreprises en démarrage européennes. Bon nombre d’entre elles sont donc ainsi encouragées à déménager à l’étranger pour obtenir le financement nécessaire à leur développement.

Une réglementation harmonisée

Les premiers concepts de ce qui devait alors être l’Union des marchés financiers de l’UE englobaient des initiatives plus ambitieuses : un cadre de règlement des faillites commun à tous les pays membres et, initiative des plus litigieuses sur le plan politique, la création d’un actif sûr émis par l’UE comme une obligation de l’UE. Bon nombre d’analystes considèrent que la création d’un tel actif est essentielle afin d’établir le prix du risque privé et de couvrir ce risque. À l’exception d’un ou deux des pays les plus importants ayant déjà en place un important marché des titres de créance, les États membres n’étaient pas en mesure de fournir un actif sûr dont la qualité était prévisible. À ce jour, toutes ces idées ne sont encore que des ébauches.

Les premiers projets englobaient aussi la centralisation de la réglementation qui aurait été confiée à l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), laquelle serait alors devenue l’organisme commun et unique de réglementation des marchés financiers en UE, et aurait fixé les exigences communes de communication de l’information applicables aux émetteurs de titres. Les progrès sont lents, car les organismes de réglementation nationaux ne sont tenus de céder que graduellement leurs pouvoirs à l’AEMF. Le nouvel élan constaté en ce domaine après la publication de communications de la Commission et d’autres rapports est encourageant, même si les divergences d’opinions entre pays membres sont loin d’être disparues.

Les rendements escomptés stimulent l’investissement

On compte par ailleurs peut-être un peu trop sur l’UEI pour régler le problème du manque d’investissements. Il est loin d’être garanti qu’un marché financier intégré puisse à lui seul augmenter les investissements dans une proportion se rapprochant d’année en année de 5 % du PIB, soit l’insuffisance définie par Draghi. La disponibilité du capital, ou la dispersion du coût du capital dans l’UE, constitue un inconvénient. Toutefois, il est difficile de croire que ce soit le principal obstacle à l’investissement. Par exemple, les écarts de taux sur les emprunts des grandes entreprises ne sont pas considérablement supérieurs dans l’UE qu’aux États-Unis (graphique 1).

Un réservoir d’épargne plus important et le coût inférieur du capital ne constituent qu’un des côtés de l’équation. Les entreprises investiront davantage si elles pensent obtenir des rendements supérieurs qui, ensuite, rendront nécessaires des réformes et une déréglementation pour faire croître leur marché.

L’absence d’une réglementation uniforme sur le marché unique de l’UE est un enjeu sous-jacent qui empêche les entreprises de se développer en prenant de l’expansion sur d’autres marchés européens. Ce facteur joue probablement un rôle plus important dans la persistance d’une divergence de croissance des États-Unis et celle de l’UE, dont la principale manifestation est le rendement inférieur des investissements en UE.

Selon plusieurs enquêtes de la BEI, 60 % des exportateurs et 74 % des innovateurs de l’UE affirment qu’ils doivent se conformer à une réglementation considérablement différente d’un pays à l’autre de l’UE, une divergence plus marquée dans le secteur des services (graphique 2). Cette différence ralentit le commerce au sein de l’UE et, selon des estimations du FMI, les obstacles aux échanges à l’intérieur de l’UE équivalent à une taxe sur la valeur de 45 % dans le secteur manufacturier, qui peut aller jusqu’à 110 % dans le secteur des services, un niveau de taxation nettement supérieur à celui appliqué dans les États américains.

Au-delà des coûts liés aux obstacles aux échanges au sein de l’UE, les entreprises européennes doivent aussi assumer des coûts importants associés aux lourdeurs administratives. Selon les estimations de la BEI, le coût de conformité à la réglementation correspond à 1,8 % du chiffre d’affaires en moyenne (2,5 % pour les petites et moyennes entreprises). En comparaison, les coûts d’énergie des entreprises de l’UE se situent à environ 4 % du chiffre d’affaires. Le coût des lourdeurs administratives est le motif qui sous-tend l’objectif actuel de l’UE de réduire de 25 % le nombre de rapports que doivent produire l’ensemble des entreprises (de 35 % pour les petites et moyennes entreprises).

Pas un remède miracle

La création d’un marché financier unique dans l’UE intensifierait les flux financiers transfrontaliers et réduirait le coût du capital. Toutefois, les progrès limités accomplis à ce jour dénotent l’existence d’obstacles politiques et législatifs importants. Dans les nombreuses propositions constructives mises récemment de l’avant (qui dans une large mesure recyclent des idées exprimées sous différentes formes depuis presque 10 ans), la plupart des mesures nécessaires doivent être prises par les pays membres, soit exactement là où des désaccords persistent. Nous pensons notamment à l’achèvement de l’union bancaire ainsi qu’à l’harmonisation des retenues d’impôt et des régimes de règlement des faillites.

Même si la création d’une UEI progressait rapidement — un défi de taille —, il est peu probable que les investissements ainsi générés suffiraient à l’UE pour atteindre ses objectifs de croissance et régler ses enjeux géopolitiques. Il faudrait plus particulièrement que les taux de rendement bruts des investissements augmentent. Il est donc essentiel de faire avancer la compétitivité et la création d’un marché unique.

L’UE doit agir simultanément sur plusieurs fronts afin de créer une boucle de rétroaction positive qui facilitera l’élimination des obstacles aux échanges et l’allégement de la bureaucratie, augmentera les taux de rendement, et contribuera à une plus grande unification de la réglementation et de la supervision financières ainsi qu’à une diminution du nombre d’obstacles aux mouvements de capitaux transfrontaliers. La tâche est dantesque. Toutefois, elle doit néanmoins être accomplie si l’UE souhaite surmonter les vents contraires qui freinent de plus en plus sa croissance.

RAVI BALAKRISHNAN est économiste européen en chef chez JP Morgan.

MAHMOOD PRADHAN est responsable des études macroéconomiques mondiales au Amundi Investment Institute.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.