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L’économie politique joue un rôle déterminant dans le succès des politiques industrielles

Un temps reléguées dans les poubelles de l’histoire économique par les décideurs de la mouvance dominante, les politiques industrielles, c’est-à-dire les interventions étatiques visant à transformer l’activité économique d’un pays, reprennent du service. Rien qu’aux États-Unis, de nouvelles politiques industrielles d’envergure ont été lancées pour répondre aux enjeux liés à la transition vers l’énergie verte, aux rivalités géopolitiques et au renforcement des chaînes d’approvisionnement. Les États-Unis ne sont pas les seuls : les politiques industrielles renaissent dans le monde entier.

La politique industrielle est bien de retour dans les pays avancés, ainsi que les interrogations quant à son bien-fondé, ses lacunes et son utilité. Or ces débats ne prennent pas en compte la grande diversité des pratiques en la matière au niveau mondial, les raisons pour lesquelles certaines politiques réussissent et d’autre échouent, ni la question à savoir quelles sont les politiques applicables dans le monde réel. Certes, grâce à de nouvelles études, notre compréhension empirique de ces politiques s’améliore, mais nous sommes d’avis que cette « nouvelle économie de la politique industrielle » (Juhász, Lane et Rodrik, à paraître) doit être l’occasion d’un examen rigoureux des forces politiques qui sous-tendent la prise de décisions dans ce domaine.

La conception des politiques industrielles est en effet un exercice hautement politique, parfois encore plus que celle des autres volets de la politique économique. Comme leurs bienfaits sont concentrés, mais leurs coûts diffus, les politiques industrielles créent souvent des tensions politiques. Elles peuvent aussi engendrer des rentes qui créent ensuite des pressions. Il arrive que des politiques porteuses de changement soient controversées sur le plan politique et menacent de mettre fin au statu quo économique favorable aux opérateurs historiques.

Même si les défaillances du marché et les contraintes économiques peuvent influer sur la nature des politiques industrielles retenues, les motivations politiques des décideurs jouent aussi un rôle. Les facteurs économiques n’expliquent donc pas à eux seuls la grande diversité des expériences en matière de politiques industrielles. Les politiques qui finissent par être mises en œuvre sont celles qui sont en phase avec le paysage politique ; cependant, on recense peu d’analyses modernes dans ce domaine sous l’angle de l’économie politique.

Optimisme et scepticisme

De nouvelles études économiques empiriques sur ce que, comme Dani Rodrik, nous appelons la nouvelle économie de la politique industrielle démontrent que dans certaines circonstances, les politiques industrielles engendrent de vastes retombées positives, et qu’elles peuvent parfois avoir des effets transformateurs.

L’essor de l’industrie lourde et chimique sud-coréenne sous le régime du président Park Chung-hee dans les années 60 a transformé le pays en champion de l’industrie lourde, une initiative au succès si improbable qu’aucun bailleur de fonds extérieur, pas même la Banque mondiale, n’était disposé à la financer. Elle a pourtant fait exploser la production et le développement des exportations dans les secteurs ciblés, fait pencher la balance en leur faveur et stimulé l’ensemble de l’économie, exactement comme les décideurs l’avaient envisagé (Lane, 2022).

L’Italie d’après-guerre a maintenu pendant des décennies une politique industrielle énergique afin de stimuler le développement des régions méridionales du pays qui accusaient un retard sur les autres. Cette politique a mené à la création de pôles durables de développement économique aussi bien dans les secteurs ciblés de la fabrication spécialisée que dans ceux des services à forte intensité de savoir qui ont émergé pour les appuyer (Incoronato et Lattanzio, 2023). Selon les estimations, cette politique industrielle a stimulé la production nationale, ce qui donne à penser qu’elle n’a pas simplement détourné la production des secteurs non ciblés vers les secteurs ciblés (Cerrato, 2024).

Toutes les politiques industrielles n’ont cependant pas cette envergure ni cette portée. Des études de cas d’Amérique latine démontrent que des politiques industrielles de bien moindre envergure ont aussi contribué à plusieurs réussites sur les marchés d’exportation (Sabel et al., 2012). Nous songeons notamment à la Colombie, où des compagnies aériennes publiques ont offert des vols cargo pour faciliter les exportations de fleurs colombiennes aux États-Unis, et au Brésil, où des agriculteurs privés et les services de recherche et de vulgarisation agricoles ont collaboré pour implanter la culture du soja dans les savanes du nord du pays. Des projets similaires, qui ont démontré leur faisabilité, connaissent également un certain succès en Afrique (Bienen et Ciuriak, 2015). Nous en voulons pour exemple la politique pluridimensionnelle d’expansion des exportations de fleurs coupées en Éthiopie.

Si la « nouvelle économie de la politique industrielle » a démontré son potentiel, les sceptiques insistent à juste titre sur les nombreux échecs de l’économie du développement. La débâcle des politiques industrielles mises en œuvre dans des pays africains après leur accession à l’indépendance et le bilan décevant des politiques de regard vers l’Est (Look East) en Asie du Sud-Est sont venus étayer la réflexion sur l’échec des interventions étatiques qui créent plus d’inefficacités et de distorsions qu’elles ne règlent de problèmes. Dans certains cas, les défaillances du marché justifiaient la mise en place d’une politique industrielle, mais les échecs des autorités ont remis en question leur pertinence. L’inquiétude suscitée par les défaillances de l’État et par les politiques industrielles a culminé au sommet de la vague des grands développements des années 70. Après des décennies d’interventionnisme enthousiaste, les pays en développement se sont retrouvés, pour paraphraser Anne O. Krueger, « empêtrés dans des politiques économiques manifestement inapplicables ».

Les risques et les échecs des politiques industrielles sont bien réels. Toutefois, le scepticisme des économistes s’est converti en affirmations déterministes sans compromis. Si la défaillance de l’État est une caractéristique endémique des politiques industrielles, à quoi bon en adopter ? Et par voie de conséquence, à quoi bon s’interroger sur leur succès ? À son extrême expression, ce pessimisme économique aboutit au rejet global de toute stratégie industrielle inspiré du théorème d’impossibilité. Certains chercheurs font valoir que toute politique industrielle est nécessairement vouée à l’échec, un point de vue que Gary Becker a parfaitement résumé en 1985 : « la meilleure politique industrielle est celle de ne pas en avoir ».

Pendant des décennies, l’orthodoxie économique a intégré à différents degrés ce point de vue. Le débat sur la pertinence même des politiques industrielles laissait peu de place à l’étude des facteurs susceptibles de contribuer à leur éventuel succès, et encore moins aux moyens à mettre en œuvre à cette fin. L’économie politique est peut-être le socle de la théorie économique traditionnelle de l’échec, mais sa nature déterministe exclut toute explication cohérente des réussites.

Gare aux contraintes

La prise en compte réfléchie des influences politiques aide pourtant à comprendre la grande diversité des réussites et des échecs des différentes politiques industrielles. D’une part, les politiques industrielles couronnées de succès ont émergé dans un contexte politique favorable. Ces interventions bien conçues étaient faisables sur le plan politique, soutenues par le pouvoir et adaptées aux capacités administratives de l’État. Inversement, les politiques incompatibles avec le contexte politique du moment ont toutes échoué. Pour utiliser un vocabulaire propre à l’économie politique moderne, la probabilité d’un échec des autorités est à son sommet si la politique industrielle choisie ne respecte pas les contraintes de l’économie politique.

En pratique, toute politique industrielle est limitée autant par le contexte politique que par la capacité de l’État. Les décisions de politique économique sont influencées par les institutions politiques et par ceux qui détiennent le pouvoir politique, et sont donc influencées par leurs motivations sous-jacentes. En raison des conflits qui travaillent la société, les politiques mises en œuvre sont rarement idéales sur le plan économique. Même les interventions visant à stimuler la croissance ne sont pas nécessairement viables sur le plan politique. Par exemple, les politiques d’expansion des exportations peuvent être perçues comme une menace par les entreprises qui dépendent de la protection des importations et les acteurs politiques qui les soutiennent. Les interventions les plus efficaces sont souvent celles qui se heurtent à la résistance politique la plus farouche.

La capacité de l’État repose sur l’aptitude des fonctionnaires à mettre concrètement en œuvre les politiques. Même si le contexte politique se trouve être favorable à l’adoption d’une politique industrielle donnée, l’État doit posséder la capacité de la mettre en œuvre. Par exemple, le succès des politiques d’expansion des exportations dans un environnement donné peut exiger la présence d’une équipe d’administrateurs chevronnés, de données détaillées sur les résultats à l’exportation et plus encore. Or, dans un environnement où la capacité administrative est faible, il peut être pratiquement impossible de mettre en place des mesures de ce genre sans investir d’abord lourdement dans l’acquisition de cette capacité.

Dans l’optique de ces contraintes de gouvernance, mentionnons que le miracle est-asiatique s’explique autant par le contexte politique favorable que par la combinaison de mesures mises en œuvre. Le contexte politique des années 60 et 70 en Corée du Sud se prêtait particulièrement bien à la mise en place de politiques industrielles tournées vers l’extérieur et aux réformes controversées que celles-ci exigeaient. La politique industrielle du pays, entièrement axée sur les exportations, a été conçue sous l’influence de contraintes extérieures ; la menace militaire persistante de la Corée du Nord a eu pour effet de souder les élites industrielles et politiques, et des problèmes récurrents de balance des paiements ont initialement rendu non viable toute politique industrielle axée sur le remplacement des importations.

Ces conditions ont été à la base des revendications pour l’adoption de nouvelles règles de nature à stimuler l’industrialisation et à créer une source durable de recettes d’exportation. Le climat politique a permis à la Corée du Sud de maintenir sa politique d’exportation sans compromis qui exigeait la dévaluation de la monnaie nationale et de lourds investissements dans la compétitivité.

Ainsi, le miracle est-asiatique ne découle pas tant d’une stratégie industrielle entièrement axée sur les exportations que du contexte politique qui lui a accidentellement permis de se produire. Les contraintes de l’économie politique qui empêchent la mise en place de politiques radicales de grande envergure (comme celles qui ont permis le miracle de la croissance en Asie de l’Est) peuvent être un frein dans bien des cas. Reproduire dans un pays une politique qui a fonctionné ailleurs sans d’abord comprendre si cette politique est compatible avec les contraintes politiques locales est une démarche souvent vouée à l’échec. L’adoption incomplète par la Malaisie et la Thaïlande des politiques industrielles utilisées en Asie de l’Est le démontre bien.

Les politiques industrielles, donc, devraient être envisagées en tenant compte des contraintes inhérentes au contexte politique. Un pays peut s’inspirer des meilleures pratiques utilisées par d’autres, mais il est d’abord essentiel de comprendre le contexte politique.

Enseignements à tirer par les autorités

Dans ce contexte, nous tirons trois enseignements essentiels au succès de toute politique industrielle.

Premièrement, les autorités devraient évaluer avec soin la compatibilité de la politique industrielle en question avec le contexte politique national. Qui bénéficiera de cette politique ? Qui sont ceux qui ont le plus à y perdre ? Les incitations politiques du moment sont-elles favorables à la mise en place de bonnes mesures ? Il importe aussi de prendre en compte l’effet possible des politiques mises en œuvre aujourd’hui sur le futur contexte politique et d’établir celles qui sont les plus susceptibles de survivre à plusieurs cycles politiques.

Deuxièmement, la capacité des pays à mettre en œuvre différentes politiques industrielles varie beaucoup, au-delà des conséquences directes des contraintes politiques. Toute politique industrielle doit donc être adaptée à la capacité administrative et budgétaire du pays. Par exemple, il est possible que les pays en développement ne disposent pas en ce moment de la capacité budgétaire requise pour mettre en œuvre une politique industrielle verte s’appuyant sur les outils actuellement utilisés dans les pays avancés. Il n’y a pas de panacée, il est donc normal que les politiques industrielles varient d’un pays à l’autre.

Troisièmement, la mise en place d’une politique industrielle exige presque toujours d’investir dans la capacité administrative de l’État. Cela s’est vérifié dans la Corée du Sud des années 60 et 70, qui a centralisé sa fonction publique et décidé d’investir dans sa capacité administrative, et c’est encore vrai aujourd’hui. Par exemple, depuis la mise en œuvre de la loi des États-Unis sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act), le Bureau des programmes de prêts du département américain de l’énergie a élargi ses cadres afin d’être en mesure de distribuer 10 fois plus de financement. (Le Bureau affirme aussi que ses procédures administratives et ses garde-fous institutionnels se sont beaucoup améliorés depuis sa décision mal avisée de financer Solyndra il y a environ 10 ans.)

Dans l’ensemble, nous sommes d’accord avec ceux qui critiquent les politiques industrielles au motif qu’il est périlleux d’ignorer la situation politique. Interprétée avec pessimisme, cette critique revient à dire que la mise en place d’une politique industrielle exige un alignement des astres sur le plan politique, or de telles circonstances sont rares. S’il est vrai qu’un environnement politique exceptionnellement favorable peut être nécessaire pour mettre en place des politiques industrielles de l’ampleur et de la portée de celles adoptées en Asie de l’Est pendant l’après-guerre, ce constat n’est pas vraiment pertinent. En effet, il est inutile de vouloir reproduire à l’identique ces politiques, comme en témoignent les réussites à plus petite échelle constatées un peu partout dans le monde.

À notre avis, ces réussites démontrent que les risques de défaillance de l’État peuvent être surmontés et qu’ils l’ont été dans le passé. Si une politique industrielle est choisie en tenant compte des contraintes politiques et de gouvernance locales, et si l’État investit audacieusement pour se doter de la capacité administrative requise pour en assurer la mise en œuvre et le suivi, les chances de succès augmentent d’autant.

Il y a encore beaucoup à apprendre sur les mécanismes de mise en œuvre d’une politique industrielle. Les chercheurs commencent à peine l’analyse empirique de l’ensemble riche et diversifié des politiques industrielles appliquées dans le monde. Il est essentiel de poursuivre le travail de mesure et d’évaluation. Les économistes et les autorités doivent se pencher non seulement sur les défaillances passées du marché et sur les différentes politiques retenues, mais aussi sur le contexte politique qui prévalait au moment de leur mise en œuvre. 

REKA JUHÁSZ est professeure adjointe d’économie à l’Université de Colombie-Britannique.

NATHAN LANE est professeur adjoint d’économie à l’Université d’Oxford. Les deux sont cofondateurs de l’Industrial Policy Group.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.

Bibliographie :

Bienen, D., and D. Ciuriak. 2015. “Eastern Africa’s Manufacturing Sector: Promoting Technology, Innovation, Productivity and Linkages.” African Development Bank report, Nairobi, Kenya.

Cerrato, A. 2024. “How Big Is the Big Push? The Macroeconomic Effects of a Large-Scale Regional Development Program.” Unpublished, University of California, Berkeley.

Choi, J., and A. A. Levchenko. 2023. “The Long-Term Effects of Industrial Policy.” NBER Working Paper 29263, National Bureau of Economic Research, Cambridge, MA.

Incoronato, L., and S. Lattanzio. 2023. “Place-Based Industrial Policies and Local Agglomeration in the Long Run.” Unpublished.

Juhász, R., N. J. Lane, and D. Rodrik. Forthcoming. “The New Economics of Industrial Policy.” Annual Review of Economics 16.

Lane, N. 2022. “Manufacturing Revolutions: Industrial Policy and Industrialization in South Korea.” CSAE Working Paper, Oxford, UK.

Sabel, C., E. Fernández-Arias, R. Hausmann, A. Rodríguez-Clare, and E. Stein. 2012. Export Pioneers in Latin America. Washington, DC: Inter-American Development Bank.