Dépendre du crédit pour stimuler la demande met en péril l’économie mondiale : il faut corriger les déséquilibres sous-jacents
La nature a besoin d’équilibre — entre les prédateurs et les proies dans la jungle, entre la poussée et la traction des planètes en orbite, etc. Le système économique n’est pas différent : il a besoin d’un équilibre à long terme entre ce que gagnent les agents économiques et ce qu’ils dépensent. La perte de cet équilibre a entraîné un supercycle d’endettement considérable qui menace l’économie mondiale. L’un des défis les plus urgents du XXIe siècle consiste à briser ce cycle.
Ce supercycle d’endettement est le résultat d’une accumulation implacable d’emprunts par les consommateurs et les gouvernements. Le total de la dette représentait environ 140 % du PIB entre 1960 et 1980 aux États-Unis, par exemple, mais il a plus que doublé depuis, pour atteindre 300 % du PIB. La même tendance se vérifie à l’échelle mondiale. En fait, même la Grande Récession — qui, à bien des égards, a été le résultat d’excès d’emprunts — n’a pas pu enrayer l’inexorable montée en flèche de la dette. Il serait faux de penser que 2008 n’a été que le reflet d’une malheureuse erreur de politique publique. L’accumulation de la dette qui a conduit à la crise de 2008 a découlé de profonds déséquilibres structurels de l’économie. Ces déséquilibres persistent, tout comme les dangers qui y sont associés.
L’origine des déséquilibres
Deux forces principales sont à l’origine des déséquilibres croissants qui ont engendré ce supercycle d’endettement : l’excès d’épargne des riches et l’excès d’épargne dans le monde. L’excès d’épargne des riches est une conséquence du creusement des inégalités. La part du revenu disponible revenant aux très riches (1 % de la population) n’a cessé d’augmenter depuis 1980. Dans la mesure où les riches ont également tendance à épargner une proportion beaucoup plus élevée de leur revenu disponible, le creusement des inégalités a entraîné un fort excédent d’épargne accumulé par les très riches. L’excès d’épargne dans le monde s’explique par un groupe de pays, notamment la Chine, qui en réalité reproduit le phénomène d’excès d’épargne des riches. Ces pays touchent une part plus élevée du revenu mondial et épargnent également à un taux nettement supérieur par le biais de diverses institutions gouvernementales, notamment les banques centrales et les fonds souverains. La conséquence conjuguée de ces deux déséquilibres est une hausse des excédents financiers, qui ont financé le supercycle de la dette mondiale.
Le secteur financier joue un grand rôle d’intermédiation : il récupère les excédents financiers des individus et des pays riches, et les prête à divers segments de l’économie. Lorsqu’il fonctionne bien, le secteur financier peut acheminer les excédents financiers vers des investissements productifs, notamment la construction et l’entretien d’infrastructures, et le développement de technologies. Les dettes résultant de tels prêts productifs sont naturellement viables, car elles peuvent être remboursées par les retours sur investissements. Malheureusement, le supercycle d’endettement s’est notamment caractérisé par son incapacité à financer des investissements productifs. Bien que le total de la dette ait plus que doublé en pourcentage du PIB, par exemple, l’investissement réel en pourcentage du PIB a stagné, voire chuté, au cours des quarante dernières années.
Au lieu de financer l’investissement, le supercycle de la dette a surtout financé la consommation improductive des ménages et des gouvernements. Savoir si la dette finance la consommation ou l’investissement ne pose pas de problème à court terme, car les deux contribuent de la même manière à la demande globale. Toutefois, la consommation financée par la dette, ou la « demande endettée », a des conséquences différentes à long terme lorsque les consommateurs endettés remboursent leurs créanciers. Les emprunteurs ne peuvent rembourser leur dette qu’en réduisant leur consommation, ce qui freine la demande globale, car les épargnants sont moins disposés à consacrer les fonds remboursés à la consommation.
Pousser les taux à la baisse
La demande endettée tire donc la demande globale vers le bas à long terme. L’économie tente de compenser cette pression à la baisse en faisant aussi reculer les taux d’intérêt. La baisse des taux permet d’alléger la charge du service de la dette pour les emprunteurs et de faire repartir la demande globale à la hausse. En conséquence, l’essor du supercycle de la dette est également associé au recul persistant des taux d’intérêt à long terme. Le taux d’intérêt réel à 10 ans aux États-Unis, par exemple, est passé d’environ 7 % au début des années 80 à des valeurs nulles, voire négatives, ces dernières années. L’une des conséquences malheureuses de la baisse des taux à long terme est que les valorisations des actifs ont tendance à augmenter, ce qui aggrave encore les inégalités.
En bref, les déséquilibres croissants imputables aux très riches et à certains pays ont généré un supercycle de la dette mondiale qui finance essentiellement une demande endettée improductive. Cette caractéristique essentielle du supercycle de la dette pousse les taux d’intérêt à long terme à la baisse, ce qui ne fait qu’exacerber les inégalités croissantes de richesse. Un aspect tout aussi troublant du supercycle de la dette est que l’investissement réel n’a pas augmenté malgré la forte baisse des taux d’intérêt et l’abondance des excédents financiers. Les supercycles d’endettement reflètent des problèmes du côté de la demande, avec l’accentuation des inégalités et la surabondance d’épargne des riches, et des problèmes du côté de l’offre, avec une réponse très restrictive en matière d’investissement malgré des taux d’intérêt extrêmement bas et un financement abondant.
Les facteurs de vulnérabilité de l’économie mondiale
Quels sont les dangers posés par le supercycle de la dette pour l’économie mondiale ? Une économie qui repose sur une offre constante de nouvelles dettes pour générer de la demande est toujours susceptible de subir des perturbations sur les marchés financiers, qui peuvent entraîner de graves ralentissements. C’est ce qui s’est produit en 2008 avec l’endettement des ménages. Depuis lors, l’économie s’appuie davantage sur la dette publique pour générer de la demande. Les gouvernements des pays avancés peuvent souvent emprunter à un taux inférieur à leur taux de croissance, ce qui leur permet de soutenir plus facilement le supercycle d’endettement et de maintenir l’économie à flot. Mais il est politiquement risqué de dépendre en permanence d’emprunts publics, car cela suppose la stabilité continue des marchés financiers. Les récentes hausses de taux observées dans de nombreux pays montrent que cette dépendance ne peut être considérée comme acquise.
En fin de compte, l’économie doit trouver un moyen de se rééquilibrer et d’inverser le supercycle d’endettement. Cela impose des changements structurels pour que la croissance soit plus équitable, ce qui réduirait naturellement les risques de déséquilibres. La politique fiscale a aussi un rôle logique à jouer dans le rééquilibrage de l’économie. Un impôt sur la fortune s’appliquant au-delà d’un certain seuil peut encourager les très riches à dépenser davantage, ce qui permettrait de réduire l’excès d’épargne des riches qui finance le cycle improductif de la dette. Enfin, des réformes du côté de l’offre, telles que la suppression des restrictions sur les nouvelles constructions, la promotion de la concurrence et l’augmentation des investissements publics, peuvent contribuer à élargir les possibilités d’investissement, de sorte que la dette puisse financer des investissements productifs plutôt qu’une demande endettée improductive.
Les gouvernements du monde entier réagissent aux défis du supercycle d’endettement au moyen d’outils budgétaires et monétaires traditionnels. Il est bien connu toutefois que ces outils ne sont conçus que pour résoudre des problèmes cycliques temporaires, et non des problèmes structurels tels que des déséquilibres à long terme. Un assouplissement de la politique monétaire, par exemple, peut contribuer à stimuler la demande à court terme en permettant aux emprunteurs d’emprunter davantage. Mais en fin de compte, une telle demande endettée tirera à nouveau l’économie vers le bas. Au mieux, nous aurons botté en touche, et au pire, nous aurons continué d’empêcher de résoudre le problème ultime du supercycle de la dette.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.