L’inflation anticipée aujourd’hui a tendance à devenir l’inflation réelle de demain
Avez-vous remarqué que les articles vendus près de chez vous sont plus chers et que votre salaire ne vous permet pas d’en acheter autant qu’auparavant ? Dans de nombreuses régions du monde, les prix des biens et services augmentent à leur rythme le plus soutenu depuis 40 ans. En général, les journaux et autres organes de presse communiquent le taux d’inflation le plus récent, à savoir la variation des prix par rapport au même mois de l’année précédente. Cependant, les responsables politiques s’intéressent surtout aux anticipations d’inflation.
Les anticipations d’inflation décrivent le rythme auquel les prix augmenteront ou baisseront à l’avenir selon les individus. Par exemple, si vous estimez qu’une voiture dont le prix actuel est de 20 000 dollars coûtera 22 000 dollars dans un an, votre anticipation d’inflation pour les voitures est de 10 %. Si vous pensez que la voiture coûtera 18 000 dollars, alors votre anticipation d’inflation est de –10 %. Votre anticipation d’inflation est égale à 0 si vous estimez que le prix de la voiture restera le même. Si vous élargissez cet exemple pour tenir compte de l’ensemble des biens et services consommés généralement dans un pays, vous obtenez un chiffre pour les anticipations d’inflation globales.
Les anticipations d’inflation sont importantes puisque l’inflation anticipée aujourd’hui a tendance à devenir l’inflation réelle de demain. Si vous pensez qu’une voiture sera 10 % moins chère l’an prochain, vous êtes susceptible d’attendre que les prix baissent avant de l’acheter. Ce recul de la consommation a pour effet de ralentir la croissance économique en réduisant la demande et en faisant encore baisser les prix. À l’inverse, si vous estimez que la voiture coûtera 10 % de plus, il est probable que vous l’achèterez immédiatement pour éviter de payer un prix plus élevé par la suite. Cela accroît la demande dans l’économie et fait monter les prix.
Les anticipations d’inflation influent aussi sur les négociations salariales. Si les travailleurs et leurs syndicats pensent que les prix augmenteront de 10 %, ils feront pression sur leurs patrons pour obtenir une revalorisation des salaires au moins équivalente afin de ne pas subir une perte de pouvoir d’achat. Les travailleurs pourraient même faire grève en vue d’accentuer la pression. Les entreprises augmenteront alors leurs prix dans l’optique de protéger leurs marges bénéficiaires contre la hausse des coûts salariaux. Cela peut enclencher ce que l’on appelle une « spirale prix–salaires » : l’inflation se traduit par une augmentation des salaires, qui elle-même se solde par une inflation encore plus élevée.
Mesurer les anticipations d’inflation
Traditionnellement, les anticipations d’inflation sont mesurées à l’aide d’enquêtes de banques centrales, d’universités ou d’institutions privées. À titre d’exemple, l’Université du Michigan réalise une enquête mensuelle dans laquelle il est demandé à au moins 600 ménages répartis dans tous les États-Unis de communiquer leur meilleure prévision d’inflation. Certaines enquêtes recueillent les prévisions d’analystes professionnels travaillant dans des banques ou des sociétés financières. D’autres compilent les réponses des magasins et autres établissements qui fixent les prix payés par les consommateurs.
Les anticipations peuvent varier énormément entre les groupes de personnes et au sein de ces groupes. Des prévisionnistes professionnels sont rémunérés pour étudier l’ensemble des informations disponibles, et leurs hypothèses d’inflation sont en général les plus fiables. Toutefois, même ces experts sont en désaccord entre eux, surtout pour ce qui est de prévoir l’inflation dans des pays où les prix sont plus instables.
Les divergences d’opinions sur les anticipations d’inflation sont encore plus grandes parmi les ménages et les entreprises. Cela tient notamment au fait que la plupart des gens ne s’interrogent pas longuement sur l’inflation s’ils ne considèrent pas qu’elle présente un intérêt direct pour leur vie. Ce phénomène est connu sous le nom d’« inattention rationnelle ». Ils peuvent supposer plutôt que tous les prix évoluent en fonction du coût d’un seul produit qu’ils achètent souvent, l’essence, par exemple. Certaines personnes peuvent penser que les prix augmenteront alors que d’autres estiment qu’ils baisseront. Une moyenne simple ne rend pas compte de cette complexité.
Garantir la stabilité des prix
Les banques centrales cherchent pour la plupart à maintenir l’inflation à un taux stable qualifié d’« objectif » d’inflation. L’inflation anticipée a tendance à devenir l’inflation réelle. Il est donc dans l’intérêt des banques centrales de gérer les anticipations d’inflation et de faire en sorte qu’elles s’écartent le moins possible de cet objectif. En d’autres termes, les banques centrales souhaitent que les anticipations d’inflation demeurent « ancrées » à l’objectif afin d’atteindre leur but premier de stabilité des prix.
Les banques centrales savent qu’il est pratiquement impossible d’ancrer les anticipations d’inflation à court terme puisqu’elles sont essentiellement la conséquence d’événements récents, par exemple une inondation ou une sécheresse qui a détruit une récolte et fait monter les prix des denrées alimentaires. Elles s’emploient plutôt à gérer les anticipations d’inflation à moyen terme, en général sur deux à trois ans. Il s’agit de « l’horizon d’action » pendant lequel elles disposent d’instruments pouvant jouer sur l’inflation.
Si l’inflation est supérieure à l’objectif, la banque centrale peut relever son taux directeur à court terme, mais aussi jouer sur les taux d’intérêt à plus long terme, afin qu’il soit plus coûteux d’emprunter pour les ménages et les entreprises. En raison de la hausse du coût du crédit, les dépenses deviennent plus onéreuses. Cela pèsera sur la demande et ralentira donc l’inflation, et les anticipations d’inflation diminueront.
Une autre solution pour influer sur les anticipations d’inflation pendant l’horizon d’action consiste à communiquer en envoyant des signaux concernant la future orientation de la politique monétaire. Cet outil de communication, connu sous le nom d’« indications prospectives », s’est généralisé au moment où les taux d’intérêt de nombreuses banques centrales sont restés bloqués à zéro ou près de ce niveau durant les dix années environ qui ont suivi la crise financière de 2008–09. De nombreuses banques centrales ont hésité à adopter des taux directeurs négatifs. Même lorsque les taux directeurs étaient inférieurs à zéro, les banques centrales ont affiné leur communication sur la future politique de manière à stimuler la demande et à ramener les anticipations d’inflation à l’objectif.
La crédibilité des banques centrales
Ancrer les anticipations d’inflation n’est pas chose aisée. Examinons un cas de figure dans lequel les anticipations d’inflation sont plus élevées que l’objectif, et la banque centrale abaisse les taux d’intérêt au lieu de les relever. Dans ce scénario, le crédit deviendrait moins cher, la demande exploserait, et les prix s’éloigneraient encore davantage de l’objectif. La population comprendrait que la banque centrale n’accomplit pas sa mission de stabilité des prix avec rigueur. Par conséquent, interrogés sur leurs anticipations d’inflation, les citoyens avanceraient probablement des chiffres supérieurs à l’objectif. Comme l’inflation anticipée a tendance à devenir l’inflation réelle, cela maintiendrait l’inflation au-dessus de l’objectif pendant beaucoup plus longtemps — c’est l’inconvénient d’une banque centrale qui manque de crédibilité.
Prenons plutôt l’exemple d’une banque centrale crédible qui est fermement déterminée à garantir la stabilité des prix. Même si l’inflation s’écarte de l’objectif, la population pensera que la banque centrale mettra tout en œuvre pour rétablir la stabilité des prix. En conséquence, les sondés ne modifieront peut-être pas leurs anticipations d’inflation pendant l’horizon d’action de deux à trois ans.
Parvenir à ce niveau de crédibilité prend du temps et n’est pas toujours facile. Une banque centrale doit, en permanence, agir conformément à sa mission de stabilité des prix afin que les citoyens pensent qu’elle est toujours prête à réduire tout écart entre les anticipations d’inflation et l’objectif. Dans certains cas, cela peut passer par des arbitrages délicats, comme relever les taux d’intérêt pour apaiser les tensions sur les prix, même lorsque l’économie est fragile et que le chômage augmente, par exemple. Pour autant, une fois que les anticipations d’inflation sont solidement ancrées, la banque centrale peut se montrer nettement moins offensive et tout de même assurer la stabilité des prix. Toute situation dans laquelle les anticipations d’inflation sont supérieures ou inférieures à l’objectif aura tendance à se corriger elle-même, et les poussées d’inflation disparaîtront plus rapidement, ce qui constitue un avantage d’une banque centrale crédible. Ce faisant, cela libère la banque centrale, qui peut axer la politique monétaire sur des objectifs secondaires, par exemple stimuler la croissance économique et l’emploi.
Les chiffres de l’inflation que vous lisez chaque mois dans les journaux sont certes importants. Néanmoins, les anticipations d’inflation le sont peut-être davantage, pour les perspectives économiques et l’évolution future des taux d’intérêt.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.