DANS LES ANNÉES 70, les militants syndicaux en sont venus à croire que si les syndicats américains mobilisaient l’énorme levier financier latent des fonds de pension croissants qu’ils avaient obtenus pour leurs membres, ils pourraient transformer le capitalisme américain, en se servant du pouvoir d’investissement des syndicats pour modifier le comportement des entreprises. Les militants n’étaient pas les seuls à y croire. Même Peter Drucker, le gourou du management, prédisait que « l’accumulation des actifs des fonds de pension favoriserait le socialisme aux États-Unis ». Dans cet excellent ouvrage qui retrace pour la première fois l’incursion des travailleurs américains dans les stratégies d’investissement, l’historien de l’économie Sanford M. Jacoby explique pourquoi ces grands rêves ne se sont jamais concrétisés.
Le récit de Jacoby montre comment une combinaison d’obstacles, de contradictions et de conséquences involontaires a limité les stratégies des syndicats en matière de capital. L’un de ces obstacles était l’obligation fiduciaire des gestionnaires des fonds de pension syndicaux d’optimiser le rendement des investissements afin de garantir la sécurité des retraites des membres. Après les années 70, à mesure que les effectifs syndicaux diminuaient, le nombre d’employeurs syndiqués qui cotisaient aux fonds de pension baissait, ce qui exerçait une pression croissante sur les gestionnaires afin d’optimiser les rendements. De cette situation est née une contradiction : les intérêts des retraités ne concordaient pas tout à fait avec ceux des travailleurs actifs et des syndicats. En effet, assurer la sécurité des retraites pouvait être incompatible avec l’investissement des militants dans une mesure que ni les militants syndicaux ni Drucker n’avaient prévue.
Cependant, le récit le plus intéressant de Jacoby a trait aux conséquences involontaires, comme le montre l’expérience du plus grand fonds de pension public du pays, le système de retraite des employés du secteur public de Californie (CalPERS). CalPERS a été le pionnier de la stratégie des investisseurs militants ouvriers en codifiant, dans les années 90, un ensemble de principes de gouvernance d’entreprise que Jacoby appelle le « livre de recettes ». CalPERS et d’autres fonds de pension affirmaient que les entreprises étaient mal gérées et ne parvenaient pas à optimiser la valeur actionnariale parce que les dirigeants exerçaient une domination écrasante sur leur conseil d’administration. En réponse, les fonds ont pesé de leur poids pour faire avancer les principes du livre de recettes : limitation de la rémunération des PDG, indépendance des membres des conseils d’administration par rapport aux PDG et plus grande transparence du financement des entreprises.
Jacoby montre que cette approche a donné des résultats nettement mitigés. La mobilisation des fonds de pension n’a pas permis de réduire l’écart de rémunération croissant entre les dirigeants et leurs employés. Elle a plutôt contribué à orienter la rémunération des dirigeants des salaires vers les options d’achat d’actions. Les options d’achat d’actions ont à leur tour incité les dirigeants à réduire les effectifs et à externaliser le travail afin de gonfler le prix des actions (et leurs revenus). Pendant ce temps, la mobilisation des fonds de pension en faveur de l’actionnariat a légitimé davantage la vision mondiale de la « valeur de l’actionnaire » qui s’est emparée des marchés d’actions du pays.
Certes, l’activisme financier a eu ses bons côtés, note Jacoby. Certains syndicats, comme l’Union internationale des employés des services, par le biais de sa campagne Justice for Janitors (Justice pour les personnels d’entretien), ont été en mesure d’utiliser le levier financier des syndicats pour obtenir des avancées. Cependant, les stratégies financières des syndicats n’ont pas permis de réaliser les grands rêves des années 70. Le krach de 2008, la Grande Récession et la législation Dodd–Frank sur la réglementation financière de 2010, qui n’a pas réussi à corriger les dysfonctionnements contre lesquels les travailleurs se sont battus pendant des décennies, ont montré à quel point la réalité était loin du compte.
Cet ouvrage à la fois intelligent et sobre est une base de départ sans équivalent pour tous ceux qui cherchent à comprendre à la fois l’urgente nécessité et l’énorme difficulté de renforcer la responsabilité des marchés financiers à l’égard du bien commun.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.