Dans une période de tensions mondiales croissantes, les alliances commerciales régionales pourraient être davantage synonymes de discrimination que d’intégration
Les accords commerciaux régionaux (ACR) se multiplient depuis 30 ans ; il y en avait moins de 50 en 1990 et l’on en dénombre aujourd’hui plus de 350. Des acteurs de premier plan comme les États-Unis, l’Union européenne et la Chine ont construit des réseaux d’ACR leur permettant de promouvoir l’intégration économique de manière souple. Certains accords comme l’accord de partenariat transpacifique global et progressiste sont « mégarégionaux », réunissant des partenaires d’Asie, d’Australie et de l’Hémisphère occidental. L’un des plus récents, la Zone de libre-échange continentale africaine créée en 2018, concerne tout un continent et constitue l’accord commercial régional le plus vaste au monde, puisqu’il couvre plus de 1,3 milliard de personnes.
Les ACR ont aidé à réécrire les règles du commerce et à modifier les résultats commerciaux et non commerciaux. Aujourd’hui, ils portent sur de multiples domaines d’action et ont contribué à réduire les coûts du commerce pour l’ensemble des partenaires, membres ou non-membres, appuyant ainsi le développement d’une intégration multilatérale. Au-delà du commerce, la vague de régionalisme a touché l’investissement étranger, l’innovation technologique, les migrations, le travail et les questions d’environnement. Certains de ces accords ont eu des effets indéniablement positifs, d’autres non.
Pour beaucoup d’observateurs, le régionalisme et le multilatéralisme sont des forces opposées. Pour certains, les tensions mondiales qui affaiblissent le système commercial multilatéral, y compris le protectionnisme et la montée du nationalisme, pousseront inexorablement les gouvernements à conclure plus de pactes régionaux renforcés. Est-ce vraiment le cas ? Et à quel type de régionalisme faut-il s’attendre ? Le régionalisme a gagné en popularité à une époque où l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et ses règles commerciales et procédures juridictionnelles multilatérales étaient largement acceptées, dans un contexte donc assez différent du nôtre, où les relations commerciales se détériorent et où l’OMC est affaiblie.
Un vieux dicton italien dit : « Athènes pleure, mais Sparte ne rit pas. » Dans la Grèce antique, les villes d’Athènes et de Sparte étaient deux célèbres rivales, et la défaite de l’une était réputée signer le triomphe de l’autre. Or, après une période de turbulences, l’une et l’autre ont fini par chuter. Aujourd’hui, nous pourrions dire : « Le multilatéralisme pleure, mais le régionalisme ne rit pas. » Dans une période de conflit, le régionalisme a peu de chances de triompher, il devrait plutôt évoluer. Nous pourrions voir apparaître un régionalisme plus discriminatoire, davantage conçu pour renforcer les barrières avec les non-membres que pour les réduire avec les membres. Ce type de régionalisme serait moins efficient et, en définitive, plus faible.
Des accords dynamiques et approfondis
En 30 ans, les ACR ont nettement changé ; ils sont à la fois plus nombreux et plus « profonds ». Avant les années 90, à l’exception notable de la Communauté économique européenne, les accords commerciaux portaient généralement sur un petit nombre de domaines, principalement la libéralisation tarifaire et les questions relatives aux frontières, par exemple les douanes.
Depuis les années 90, les accords (voir le graphique) se sont transformés pour mettre l’accent sur l’approfondissement de l’intégration et de la coopération économiques (Mattoo, Rocha et Ruta, 2020). À l’heure actuelle, ils traitent aussi des réglementations et des mesures « non tarifaires », domaines qui relevaient autrefois des autorités nationales. Bien que les accords varient, ils réglementent globalement trois domaines imbriqués :
- L’intégration des marchés de produits, de services et de facteurs et règles applicables à différents aspects comme les droits de douane, les services, l’investissement et les droits de propriété intellectuelle ;
- La limitation de la capacité des gouvernements à prendre des mesures susceptibles de défaire l’intégration économique (obstacles réglementaires, mesures sanitaires, subventions, règles de concurrence, etc.) ;
- La protection des droits auxquels l’intégration des marchés pourrait porter atteinte si les réglementations s’appliquant dans des domaines tels que le travail ou les normes environnementales n’étaient pas respectées.
Approfondir l’intégration
Les ACR signés au cours des trois dernières décennies ont fourni le cadre institutionnel requis pour l’intégration des marchés. Ils ont contribué à abaisser les coûts du commerce et à accélérer les possibilités de croissance, en particulier dans les pays en développement (Fernandes, Rocha et Ruta, 2021). Une étude a établi que les ACR profonds faisaient augmenter d’en moyenne 40 % les échanges commerciaux entre leurs membres.
Malgré les craintes que de tels accords n’entravent l’intégration avec les non-membres, les données factuelles montrent précisément le contraire. Nombre de dispositions figurant dans des ACR récents ne sont pas discriminatoires et ont fait baisser les coûts pour leurs membres comme pour les autres pays. Il s’avère que les règles qui stimulent la concurrence, réglementent les subventions intérieures ou soutiennent l’adoption de normes réglementaires internationales sur les marchés des membres stimulent les exportations des non-membres.
Ces accords ont aussi des effets sur les résultats non commerciaux. Il a été établi que les dispositions concernant l’investissement, les visas et l’asile, ainsi que la protection des droits de propriété intellectuelle ont réduit le coût des activités transfrontalières et atténué les incertitudes juridiques, ce qui a stimulé divers flux (investissement direct étranger, migrations, technologies). Il ressort d’une étude sur l’efficacité des dispositions pour l’environnement figurant dans les ACR qu’elles ont permis d’éviter environ 7 500 kilomètres carrés de déforestation entre 2003 et 2014.
Mais les ACR ont eu aussi des conséquences inattendues. Une étude sur les normes relatives au travail des enfants a constaté que les accords ne contenant aucune disposition à cet égard peuvent faire reculer le travail des enfants et progresser la scolarisation. Paradoxalement, les ACR interdisant le travail des enfants peuvent produire l’effet inverse : en pesant sur les salaires versés à ces mineurs, ils incitent parfois les ménages les plus pauvres à faire travailler un plus grand nombre de leurs enfants pour compenser le manque à gagner.
Complémentarités insoupçonnées
La progression des négociations dans le cadre de l’OMC est difficile, ce qui explique sans doute en partie la place prépondérante des ACR dans le programme de travail sur le commerce depuis quelques décennies. Mais l’une des explications trop souvent sous-estimées de ce succès est que l’intégration multilatérale et l’intégration régionale sont complémentaires à plus d’un égard.
Premièrement, les secteurs de la société favorables à l’intégration multilatérale (entreprises exportatrices, par exemple) sont aussi ceux qui soutiennent l’intégration régionale. Deuxièmement, le droit et les mécanismes de règlement des différends de l’OMC sont le socle du droit qui régit les ACR. Bon nombre d’ACR réaffirment les engagements de leurs signataires au regard de l’OMC, engagements dont le respect est garanti par le système juridictionnel de l’Organisation. D’autres ACR s’appuient sur les engagements multilatéraux pour promouvoir l’intégration régionale. Troisièmement, comme les engagements pris dans le cadre de ces ACR sont généralement non discriminatoires, ils promeuvent l’intégration régionale et multilatérale.
Ces complémentarités donnent à penser que le régionalisme pourrait être affaibli dans les périodes de conflit. Même si les pays peuvent préférer des accords régionaux aux règles de l’OMC, éventuellement à des fins stratégiques, cela n’aboutit pas nécessairement à des ACR plus profonds, notamment parce que les dispositions des ACR risquent de s’appuyer sur des règles de l’OMC moins solides. En outre, les forces anti-intégration, comme les secteurs en concurrence avec les importations, seraient sceptiques à l’égard de l’intégration régionale tout comme de l’intégration multilatérale.
Régionalisme discriminatoire
Plus inquiétant peut-être, il est à craindre que dans les périodes de conflit les ACR n’érigent des murs plus hauts contre le monde extérieur, au lieu d’abaisser les obstacles intérieurs.
Dans les années 30, alors que l’économie mondiale s’enfonçait dans la récession et que le commerce multilatéral s’effondrait, une vague de mesures protectionnistes visant les pays extérieurs aux blocs régionaux a redessiné la carte des échanges commerciaux. Pour le Royaume-Uni, les importations en provenance des pays de l’Empire représentaient moins de 30 % du total en début de période et plus de 40 % à la fin. Rendant le commerce moins sûr et plus coûteux, le régionalisme discriminatoire des années 30 a souvent été accusé d’avoir exacerbé les tensions internationales.
Aujourd’hui, la tendance au renforcement des liens avec les pays amis et à leur relâchement avec les pays inamicaux pourrait raviver la discrimination régionale. Nous avons déjà observé une brusque augmentation des mesures protectionnistes, à l’instar des prescriptions relatives à la teneur en éléments locaux dans les programmes de subventions ou des restrictions d’exportation visant les pays hors du cercle des partenaires commerciaux régionaux. Autre exemple de cette forme de discrimination, des règles strictes peuvent être définies pour établir l’origine d’un produit, avec pour objectif d’accroître la teneur en valeur régionale de la production au détriment de la teneur en valeur extrarégionale. Contraires à l’esprit — sinon à la lettre — des règles commerciales multilatérales, de telles pratiques pourraient majorer les coûts d’intégration et diminuer l’efficience.
Le régionalisme discriminatoire peut aussi être utilisé pour atteindre des objectifs non commerciaux comme l’instauration de normes de travail et de protection de l’environnement plus strictes, l’adoption de normes nationales plutôt que mondiales ou la réorientation des chaînes d’approvisionnement au nom de la sécurité nationale. L’accord signé fin mars entre le Japon et les États-Unis, qui porte sur certains minerais critiques et pourrait être le premier d’une série de nouveaux accords de portée limitée, en est une illustration. Très différent des ACR profonds conclus dans les 30 dernières années, il pose de nombreuses questions en matière de cohérence avec les règles multilatérales actuelles.
Un avenir incertain
Le régionalisme en période de conflit conserverait sans doute certaines des caractéristiques de la vague passée. Les ACR préserveraient l’intégration entre leurs membres tout en expérimentant de nouvelles formes d’intégration. Les accords commerciaux profonds destinés à atténuer la fragmentation des marchés sont à saluer et à encourager, surtout dans des régions comme l’Afrique, qui peuvent escompter d’extraordinaires progrès en matière de développement grâce à un marché véritablement continental.
Mais le régionalisme sans l’ancrage du multilatéralisme pourrait être plus exposé aux forces puissantes de la désintégration. Les ACR pourraient être fragilisés et devenir plus discriminatoires, moins soucieux d’intégration que tentés par l’érection de barrières protectionnistes excluant les non-membres. En fin de compte, il ne s’agit pas de choisir entre régionalisme ou multilatéralisme, mais entre intégration et désintégration. Dans une ère de conflits, il faut redynamiser le multilatéralisme, qui complétera les ACR.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.
Bibliographie :
Fernandes, Ana Margarida, Nadia Rocha, and Michele Ruta. 2021. The Economics of Deep Trade Agreements. Paris: Centre for Economic Policy Research.
Hofmann, Claudia, Alberto Osnago, and Michele Ruta. 2019. “The Content of Preferential Trade Agreements.” World Trade Review 18 (3): 365–98.
Mattoo, Aaditya, Nadia Rocha, and Michele Ruta. 2020. Handbook of Deep Trade Agreements. Washington, DC: World Bank.