Le libre-échange est relégué au second plan des stratégies politiques des grandes puissances, au détriment des pays en développement
Les grandes puissances qui ont bâti et entretenu le système de libre-échange ont désormais d’autres priorités, et placent ainsi la plupart des pays émergents et des pays en développement dans une position difficile. Les États-Unis et la Chine sont en train de remanier le système et de contraindre les autres pays à choisir leur camp dans le cadre d’une rivalité géostratégique de plus en plus prononcée. Ces autres pays pourraient bien décider que leur meilleure stratégie est le non-alignement, non seulement pour protéger leurs propres intérêts, mais aussi pour contenir les superpuissances.
La sauvegarde d’un système commercial multilatéral ouvert et inclusif est primordiale, comme le souligne un récent rapport de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui soutient qu’un commerce ouvert (par opposition à une situation où chaque pays protège ses propres producteurs et ses propres produits) est le meilleur moyen d’atténuer les coûts énormes et croissants que représente l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le rapport souligne que, malgré le conflit, le commerce mondial n’a cessé de croître en 2022, tout comme les échanges sur les chaînes d’approvisionnement mondiales (qui ont augmenté de 4 % d’une année sur l’autre au deuxième trimestre 2022). Bien que certains experts aient initialement prédit (dans la revue britannique Nature) que la guerre ferait grimper les prix des denrées alimentaires et entraînerait des millions de personnes dans la famine, les marchés mondiaux ont en réalité stabilisé les prix (voir l’indice des prix des produits alimentaires de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture).
Le problème réside dans le fait que les grandes puissances se détournent du système de libre-échange qu’elles ont créé. Elles sont en train de réorganiser leurs priorités en fonction de craintes pour la sécurité mondiale et d’exigences politiques et économiques nationales de plus en plus prononcées. Et pour les pays en développement et les pays émergents, il ne fait aucun doute que le système commercial mondial est de plus en plus remanié en fonction de ces priorités.
Emplois et cohésion sociale au niveau national : Depuis la crise financière mondiale de 2008, la mondialisation et l’ouverture du commerce ont fait l’objet de critiques de plus en plus vives qui se sont propagées d’un pays industrialisé à l’autre, polarisant la vie politique dans chacun d’eux. Ces critiques partent du principe que le commerce porte atteinte à la cohésion sociale. Le président américain Donald Trump a bien appréhendé et intensifié ce sentiment d’opposition au commerce lorsqu’il a imposé des droits de douane aux alliés et aux partenaires commerciaux les plus proches de son pays, notamment le Canada, le Mexique et l’Union européenne, en invoquant la nécessité de protéger la sécurité nationale ainsi que les emplois et l’industrie manufacturière des États-Unis. Les pays en développement, dont les stratégies économiques ont été élaborées à partir de promesses d’accès aux marchés, risquent désormais d’être exclus de ces marchés.
Remporter l’avantage technologique : La Chine et les États-Unis se livrent aujourd’hui à une course effrénée à la suprématie technologique, et pour les deux pays, le libre-échange est un inconvénient dans cette course. En 2015, la Chine a lancé sa stratégie « Fabriqué en Chine 2025 », un plan de développement rapide sur dix ans de son secteur technologique au moyen de subventions et d’entreprises d’État. Plus récemment, les États-Unis ont mis en place des sanctions, des listes noires, des contrôles à l’exportation et à l’importation, des restrictions à l’investissement, des interdictions de visa et des règles sur les transactions technologiques, dans le cadre de ce que l’on a appelé du « techno-nationalisme américain ». En octobre 2022, de nouvelles restrictions ont été instaurées pour limiter la capacité de la Chine à acquérir des semi-conducteurs avancés et la technologie nécessaire à leur fabrication, afin de déjouer ses capacités en matière d’intelligence artificielle. Pour les pays en développement, il est probable que la perspective d’un découplage technologique les obligera à choisir entre un camp ou l’autre, comme l’ont déjà constaté les pays poussés par les États-Unis à rompre leurs liens avec le fabricant chinois de technologies Huawei.
Sécurité d’approvisionnement : La pandémie de COVID-19 a entraîné des perturbations des échanges et des chaînes d’approvisionnement, attirant l’attention sur la sécurité de l’approvisionnement. La « relocalisation de la production en pays allié », pour limiter la dépendance à l’égard de fournisseurs potentiellement hostiles, a fait son entrée dans le vocabulaire économique. L’OMC a avancé des arguments convaincants pour démontrer que l’ouverture des marchés contribue à garantir la sécurité de l’approvisionnement, mais les grandes puissances optent pour une autre approche. En décembre 2022, le Canada et ses amis et alliés (Allemagne, Australie, États-Unis, France, Japon et Royaume-Uni) ont annoncé la constitution de l’Alliance pour des minéraux critiques durables et les pays du Groupe des Sept élaborent actuellement une initiative visant à investir dans la sécurité de l’approvisionnement de ces minéraux critiques. Pour les pays en développement, il pourrait bien s’agir d’un retour à la politique de la guerre froide, lorsque les dirigeants de pays dotés de ressources stratégiques tels que le Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) étaient courtisés par l’un ou l’autre camp, avec des conséquences généralement dévastatrices en matière de gouvernance.
Une action climatique efficace : Les États-Unis et l’Union européenne ont mis en place un puissant assemblage de politiques industrielles, de subventions et de restrictions commerciales pour inciter les entreprises nationales et étrangères à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Aux États-Unis, la nouvelle loi sur la réduction de l’inflation prévoit 400 milliards de dollars de subventions pour les énergies renouvelables et les véhicules électriques contenant une quantité minimale de pièces nord-américaines. Cette disposition permet déjà aux entreprises américaines de rapatrier leurs investissements aux États-Unis et d’attirer des investisseurs étrangers tels que BMW, Mercedes-Benz, Stellantis et Toyota. L’Union européenne a lancé le « Pacte vert pour l’Europe » et un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (dont l’entrée en vigueur est prévue en octobre 2023), qui impose une « tarification des émissions » sur les importations. Pour les pays en développement, les éléments commerciaux de ces initiatives ressemblent à la « forteresse États-Unis » et à la « forteresse Europe » : les pays riches responsables des émissions les plus dangereuses pour le climat empêchent les autres d’entrer dans les forteresses que leur prospérité leur a permis de bâtir.
Répondre à une guerre d’agression : Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, les puissances occidentales indignées ont rapidement mis en place un ensemble de sanctions économiques et commerciales. Toutefois, nombre de pays ne les ont pas rejoints. Plusieurs pays en développement se sont retrouvés confrontés à des problématiques, comme notamment leur dépendance à l’égard de la Russie (en matière de sécurité ou de céréales), le fait qu’ils n’aient pas été consultés sur les sanctions et la crainte qu’un tel régime de sanctions ne se retourne contre eux à l’avenir.
Les nouvelles priorités des grandes puissances accentuent l’incertitude du monde pour les plus petits États et les pays en développement. L’économie mondiale pourrait se diviser en deux blocs rivaux : les conséquences sont modélisées dans des travaux récents de l’OMC qui prévoient des pertes de bien-être (ou des réductions cumulées du revenu réel) pouvant atteindre 12 % dans un certain nombre de régions, les plus prononcées étant observées dans les régions à faible revenu.
Il existe déjà des signes manifestes du découplage économique entre les États-Unis et la Chine (au-delà du découplage technologique mentionné plus haut). Les investissements directs chinois aux États-Unis ont spectaculairement chuté, passant d’un pic de 46,5 milliards de dollars en 2016 à 4,8 milliards de dollars en 2019. Cela s’explique par les contrôles imposés sur les capitaux entrants par le Comité du gouvernement américain sur les investissements étrangers aux États-Unis et par une forte augmentation des contrôles des capitaux sortants par les autorités chinoises. Plus récemment, bien qu’en 2022 les flux commerciaux entre les États-Unis et la Chine aient atteint un record historique de 690,6 milliards de dollars, le pourcentage de marchandises chinoises dans le total des importations américaines a diminué, tout comme la valeur des marchandises américaines exportées vers la Chine en pourcentage du total des exportations américaines. Il y a peu de temps, un rapport de DHL et de la Stern School of Business faisait état d’une baisse beaucoup moins prononcée des flux transfrontaliers entre la Chine et les alliés des États-Unis. Le découplage pourrait donc être un phénomène plus lent et plus limité dans d’autres parties du monde.
Si les États-Unis et la Chine poursuivent une nouvelle stratégie d’équilibre des forces, tous deux chercheront à renforcer leur pouvoir en exigeant des autres pays une allégeance sans faille. Pour une superpuissance rivale, plus le nombre d’« alliés » est grand, plus le pouvoir de proférer des menaces (économiques ou militaires) est crédible et plus les perspectives de dissuasion sont grandes. Mais pour tous les autres pays, le calcul est différent.
Certains pays peuvent trouver un avantage à s’aligner sur l’un ou l’autre camp. Au cours de la guerre froide, l’Europe occidentale s’est alignée sur les États-Unis et a bénéficié d’un système ouvert fondé sur des règles qui lui a permis de se reconstruire et de connaître la croissance et la démocratie au lendemain de la guerre. Toutefois, la guerre froide a eu d’autres conséquences pour nombre de pays en voie de décolonisation dont les régimes corrompus et répressifs étaient soutenus par les États-Unis ou l’Union soviétique.
Dans le cas d’un certain nombre de pays, il sera plus judicieux de rester non alignés pour renforcer le commerce, l’investissement et la production au niveau régional, en dehors des grandes puissances. Pour reprendre les termes d’un ministre de Singapour, « si nous prenons parti, c’est très déstabilisant, que ce soit pour notre sécurité ou pour notre économie ».
Pour les pays en développement, les incertitudes du système commercial mondial signifient que la plupart d’entre eux voudront négocier les échanges, les investissements, l’aide, les achats d’armes et la sécurité auprès de plusieurs sources. L’Inde et un certain nombre de pays africains, entre autres, dépendent encore largement des armes russes. D’autres dépendent de l’énergie, des produits alimentaires et des engrais russes. S’associer aux sanctions contre la Russie en raison de son invasion illégale leur coûterait cher. Nombre de pays dépendent fortement de l’aide, des échanges et des investissements chinois et ont actuellement recours aux renflouements de la Chine. Ils ont également besoin de marchés en Europe et en Amérique du Nord.
Le non-alignement pourrait permettre aux pays de sortir leur épingle du jeu dans des situations économiques difficiles dans l’intérêt de leurs populations et de présenter leurs propres valeurs et priorités dans les relations internationales. Singapour, pays non aligné, a refusé de soutenir l’invasion du Timor oriental par l’Indonésie en 1975, s’est opposée à l’invasion de la Grenade par les États-Unis en1983 et s’oppose à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
En restant non alignés, les pays pourraient utiliser leur voix collective pour exhorter les grandes puissances mondiales à utiliser (ou même à créer) de nouvelles procédures et institutions multilatérales pour aider le monde à s’y retrouver dans les nouvelles priorités. Cela permettrait non seulement aux pays plus petits et aux pays en développement de se faire entendre, mais aussi aux États les plus puissants de ne pas agir au détriment des plus petits.
Actuellement, les grandes puissances définissent et mettent en œuvre leurs nouvelles priorités de manière unilatérale. Si elles se préoccupent de plus en plus d’équilibrer leurs propres intérêts politiques et économiques sans tenir compte des intérêts réciproques à plus long terme, y compris ceux d’autres pays, ces derniers doivent leur rappeler qu’ils ne leur accorderont leur soutien que s’ils sont pris en compte dans le processus.
L’équilibre des pouvoirs dans le monde est instable et l’orientation que prendront les relations entre les États-Unis et la Chine est difficile à appréhender. Leur rivalité s’exacerbe. Toutefois, l’influence qu’ont ces deux pays sur le commerce mondial ne retentit pas seulement sur leurs pouvoirs respectifs, mais aussi sur l’avenir de tous les pays. Le reste du monde ferait bien de se préparer à un certain niveau d’autonomie dans l’intervalle et de rester non aligné pour garantir que les deux superpuissances entretiennent entre elles des relations qui ne mettent pas en péril l’ensemble des autres pays.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.
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