Prakash Loungani brosse le portrait de l’ancien responsable de la banque centrale suédoise Lars E. O. Svensson, chef de file de la révolution du ciblage de l’inflation
Les temps sont durs pour les responsables de banque centrale. L’envolée de l’inflation en 2021 a pris de nombreuses banques centrales au dépourvu. « Nous prenons aujourd’hui mieux la mesure du peu que nous savons de l’inflation », a déclaré le président de la Réserve fédérale Jay Powell l’an dernier.
Les difficultés auraient été bien plus grandes en l’absence d’un développement considérable des activités des banques centrales ces trente dernières années, notamment des améliorations apportées à un dispositif baptisé ciblage de l’inflation. Impulser les changements a certes été un travail d’équipe, mais un des acteurs principaux est Lars E.O. Svensson, ancien vice-gouverneur de la Riksbank qui est actuellement professeur associé à l’École d’économie de Stockholm.
« Lars a apporté un nouvel éclairage sur des enjeux essentiels de la politique monétaire », a confié Ben Bernanke, ancien président de la Fed et lauréat du prix Nobel d’économie 2022, à F&D. « Sa créativité et son indépendance d’esprit sont vraiment remarquables. »
Dans le cadre du régime de ciblage de l’inflation, les banques centrales s’engagent expressément envers un objectif d’inflation à long terme et s’emploient à l’atteindre en faisant varier les taux directeurs, qu’elles contrôlent. Relever les taux d’intérêt, comme le font actuellement les banques centrales par exemple, a tendance à modérer l’inflation en réduisant les dépenses consacrées au logement et à d’autres biens sensibles à l’évolution des taux d’intérêt. L. Svensson a été un adepte de la première heure du ciblage de l’inflation. Il en est devenu un ardent défenseur, qui pousse les banques centrales à améliorer en permanence le système, notamment en faisant preuve de transparence vis-à-vis de la population sur la trajectoire de la future politique de manière à atteindre l’objectif d’inflation.
Grâce aux améliorations apportées à la régulation monétaire préconisées par L. Svensson et d’autres, les responsables de banque centrale à travers le monde ont pu empêcher que la crise financière de 2007 se transforme en une nouvelle Grande Dépression. En sa qualité de vice-gouverneur, L. Svensson a aidé la Riksbank à surmonter les premières phases de la crise.
Son parcours
Lars Svensson n’imaginait pas que sa vie prendrait cette tournure. En 1971, il a obtenu une maîtrise de physique et de mathématiques appliquées du Royal Institute of Technology à Stockholm. Au cours d’une « année sabbatique » de réflexion sur la suite de son parcours, il s’est inscrit à des cours d’histoire économique en licence. L’un de ses professeurs lui a conseillé de s’orienter vers l’économie, en soulignant que les perspectives professionnelles étaient prometteuses pour les économistes en Suède. « C’est l’un des meilleurs conseils que j’aie reçus dans ma vie », a-t-il confié à F&D.
Il a poursuivi son cursus et décroché un doctorat en économie à Stockholm. Il a aussi passé un an au Massachusetts Institute of Technology, où il a notamment eu comme professeurs les lauréats du prix Nobel Paul Samuelson, Robert Solow et Peter Diamond, l’ancien vice-président de la Fed Stan Fischer et le chef économiste de Google Hal Varian. Parmi ses condisciples figuraient le Prix Nobel Paul Krugman, l’ancien économiste en chef du FMI Olivier Blanchard, l’ancien président de la Banque centrale européenne et ex-Premier ministre italien Mario Draghi et l’ancien gouverneur de la Fed Frederic Mishkin. « Au cours de cette année, j’ai pu me constituer un réseau qui m’a beaucoup aidé au fil des ans », précise-t-il.
Il a occupé son premier poste à l’Institut d’études économiques internationales de l’Université de Stockholm. Durant les années 70 et 80, il s’est surtout intéressé à la théorie économique et à l’économie internationale. Son ami et collègue et collaborateur de longue date Torsten Persson le décrit à cette époque : « Dans son travail, il ne lâche pas le morceau tant que quelqu’un n’a pas eu une meilleure intuition et élaboré un modèle structuré. » Il ajoute : « Et il prend aussi ses loisirs au sérieux. Ensemble, nous avons été des navigateurs passionnés, puis il s’est mis à l’escalade avec beaucoup d’enthousiasme. »
Le ciblage de l’inflation
Durant les années 90, L. Svensson s’est pleinement consacré à l’économie monétaire, son intérêt ayant été en partie éveillé par sa mission de conseiller externe auprès de la Riksbank. L’agitation régnait à l’époque. L’économie était à la dérive après l’effondrement du rattachement de la couronne à l’écu en 1992, malgré les tentatives héroïques de la banque centrale pour le défendre en relevant les taux directeurs à 500 %. L. Svensson et un petit groupe d’économistes internes et externes se sont vu accorder un délai de deux semaines pour conseiller la Riksbank sur un nouveau cadre monétaire.
Fort heureusement, un premier modèle était à portée de main. En 1989–90, la Banque de réserve de Nouvelle-Zélande avait adopté le ciblage de l’inflation, qui avait permis de faire reculer fortement l’inflation. La Banque du Canada avait elle aussi opté pour le ciblage de l’inflation en 1991 et était parvenue à ramener l’inflation à 2 %. Dans un rapport destiné à la Riksbank, L. Svensson a fait valoir qu’il existait des « raisons impérieuses » pour que la politique monétaire cible « une fourchette étroite de taux d’inflation ». Début 1993, la banque centrale a adopté le ciblage de l’inflation, avec un objectif à long terme fixé à 2 % à atteindre d’ici à 1995. La Riksbank est restée en deçà de cet objectif durant les années qui ont suivi.
À la fin des années 90 et durant la première décennie 2000, L. Svensson s’est attaché à démontrer la pertinence du ciblage de l’inflation et à améliorer le dispositif. En 2001, il avait rejoint le prestigieux département d’économie de l’Université de Princeton, où plusieurs professeurs parmi lesquels Ben Bernanke, Paul Krugman, l’ancien vice-président de la Fed Alan Blinder et l’économiste influent Michael Woodford se livraient à des activités similaires. S. Sumner, théoricien monétaire de renom de l’Université George Mason, les a surnommés « l’École de Princeton ». Il leur attribue le mérite d’avoir déclenché des changements dans les activités des banques centrales qui ont été décisifs pour faire face à la Grande Récession.
L’une des premières contributions de L. Svensson a été d’inciter les banques centrales à mettre en œuvre le ciblage de l’inflation d’une manière souple, en ayant conscience de leur double responsabilité, à savoir maintenir l’inflation près de l’objectif et l’économie proche du plein emploi. Actuellement, a-t-il affirmé à F&D, « pratiquement aucune banque centrale n’est un inflation nutter », expression inventée par l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre Mervyn King pour désigner les banques centrales obsédées par l’inflation au détriment de l’emploi.
Le ciblage des prévisions d’inflation
Une contribution encore plus déterminante de L. Svensson a consisté à pousser les banques centrales à cibler les prévisions d’inflation. Dans le cadre du dispositif de ciblage de l’inflation, les banques centrales faisaient déjà preuve d’une plus grande transparence pour annoncer et expliquer leur décision de politique monétaire la plus récente. L. Svensson a soutenu que les banques centrales devaient aller encore plus loin. Comme les effets des mesures de politique monétaire se faisaient sentir avec un grand décalage temporel, il était important que les banques centrales informent les marchés et la population de leur projet pour l’avenir.
Dans un célèbre article de 1997, L. Svensson a recommandé que les banques centrales choisissent une trajectoire pour les taux actuels et futurs afin que leurs propres prévisions d’inflation et d’emploi « paraissent satisfaisantes » pour qu’au fil du temps l’économie tende vers l’objectif d’inflation et le plein emploi. « Disons que vous avez un objectif d’inflation de 2 % », explique Scott Sumner de l’Université George Mason. « Vous définissez les politiques de telle sorte que vous prévoyez aussi [que vous parviendrez à une] inflation de 2 %... C’est simplement du bon sens. Pourquoi ne pas définir [l’évolution des futurs] taux directeurs de telle sorte que vous anticipez que la politique portera ses fruits ? ».
Et pourtant, avant les travaux de L. Svensson, les banques centrales avaient tendance à imaginer une trajectoire pour les taux directeurs qui les conduirait à dépasser leur objectif ou à rester en deçà. « C’est comme si le capitaine d’un navire traversant l’Atlantique avait réglé le gouvernail sur une position qui devrait avoir pour conséquence de faire dévier le bateau de sa trajectoire de 200 miles au moment d’atteindre l’autre rive de l’océan », écrit S. Sumner.
Certaines banques centrales, à l’instar de la Norges Bank, de la Riksbank et de la Banque nationale tchèque, ont commencé à publier leurs trajectoires de taux d’intérêt, conformément aux recommandations de L. Svensson et en suivant l’exemple de la banque centrale de la Nouvelle-Zélande. De nombreuses autres ont adopté des pratiques qui sont allées véritablement dans ce sens. Les travaux de L. Svensson ont contribué à engendrer une conception de la politique monétaire davantage tournée vers l’avenir et une propension à innover durant les périodes de crise, selon Robert Tetlow, conseiller principal de la Fed et collaborateur de L. Svensson.
« Lars réussit toujours à rester incroyablement calme mais intraitable, poli mais franc » lorsqu’il prodigue des conseils aux responsables de banque centrale, a confié R. Tetlow à F&D. Philip Turner, ancien haut fonctionnaire de la Banque des règlements internationaux (BRI), se souvient que, « lors d’une conférence de la Banque du Japon en 2000, Svensson a été l’un des premiers » à préconiser des mesures radicales de politique monétaire. « Le Japon a déjà perdu dix ans, empêtré dans la stagnation économique et la déflation », a-t-il affirmé sans ménagement dans un exposé pour la conférence. « Si de mauvaises politiques continuent à être menées, il risque d’en perdre dix de plus. »
Des taux négatifs
Les améliorations apportées à la régulation monétaire que prônaient L. Svensson et d’autres ont porté leurs fruits durant la Grande Récession. Les banques centrales ont vite décidé de prendre des mesures qui ont très vraisemblablement permis d’éviter une nouvelle Grande Dépression. Elles ont procédé à de fortes baisses des taux d’intérêt, en précisant qu’elles n’étaient pas obsédées par l’inflation (inflation nutters) et qu’elles prenaient l’objectif de plein emploi au sérieux. Elles ont fait savoir aux marchés qu’elles comptaient maintenir les taux d’intérêt « à un niveau bas pendant longtemps », en donnant des indications prospectives tout à fait dans l’esprit des conseils de L. Svensson en matière de transparence.
La Grande Récession a cependant été si profonde que les banques centrales ont été confrontées à un dilemme. Que pouvaient-elles faire de plus, dès lors qu’elles avaient déjà ramené les taux directeurs à zéro et laissé entendre qu’elles prévoyaient de les maintenir à ce niveau pendant quelque temps ? L. Svensson a recommandé d’adopter des taux d’intérêt négatifs, en prélevant des commissions sur les dépôts pour inciter les banques à accorder des prêts dans le but d’encourager les dépenses.
« Le plus ardent défenseur de la politique est le vice-gouverneur Lars Svensson, spécialiste de renommée internationale de la théorie de la politique monétaire et proche collaborateur de Ben Bernanke », a écrit le Financial Times à l’époque. La banque centrale danoise a franchi le pas des taux d’intérêt négatifs en 2012, suivie de la Banque centrale européenne et de plusieurs autres.
S’ils prêtent toujours à controverse, les taux d’intérêt négatifs ont élargi l’éventail des instruments dont disposent les banques centrales, d’après certains économistes. L’ancien économiste en chef du FMI Ken Rogoff affirme que, « si la mesure est appliquée correctement ... les taux négatifs auront une action comparable à celle d’une politique monétaire normale, en stimulant la demande globale et en augmentant l’emploi » lors des futures crises.
Des politiques différentes qu’il vaut mieux conduire séparément
Avant le début de la crise financière, la Riksbank était parvenue à faire revenir L. Svensson, qui était en poste à Princeton en 2007, pour exercer les fonctions de vice-gouverneur. À l’époque, la banque centrale suédoise suivait déjà ses conseils de communiquer et de justifier sa trajectoire de taux d’intérêt. De plus, en juillet 2009, la Riksbank avait déjà abaissé ses taux à 0,25 %.
Mais L. Svensson n’est pas parvenu à convaincre ses collègues de ramener le taux à zéro, puis d’envisager d’adopter des taux d’intérêt négatifs si besoin est. En 2010, la Riksbank a en réalité commencé à relever ses taux. L. Svensson a dénoncé cette décision, en faisant valoir que la prévision d’inflation était encore nettement inférieure à l’objectif et que le chômage restait élevé. Il était en outre hostile au principe d’aller à contre-courant de la tendance du marché. Il s’agissait de l’idée selon laquelle il faudrait relever les taux d’intérêt afin de neutraliser les risques que fait peser l’augmentation des prix des logements et des emprunts hypothécaires sur la stabilité financière, par exemple, même si des facteurs macroéconomiques comme l’inflation et la production imposaient de faire le contraire.
Après deux années de désaccord poli, L. Svensson a fini par quitter la Riksbank à la fin de son mandat à la mi-2013. Il a annoncé ouvertement qu’il n’était « pas parvenu à susciter l’adhésion à une politique monétaire » qui avait sa préférence. D’anciens collègues de Princeton se sont empressés de prendre sa défense. Paul Krugman a qualifié les relèvements des taux de 2010–11 d’« erreur politique peut-être la plus absurde » de la crise financière mondiale, en indiquant qu’ils n’avaient « aucune justification manifeste en termes d’indicateurs macroéconomiques ».
L. Svensson avait vu juste : en 2014, il est devenu évident que les relèvements des taux ne permettaient pas de maîtriser la hausse des prix des logements et ouvraient la voie à la déflation et à la fragilisation de l’économie. La Riksbank a été contrainte de ramener les taux à zéro. Par la suite, en 2015, elle a entrepris d’adopter des taux d’intérêt négatifs, expérience qui a été jugée concluante par un document de travail du FMI ultérieur de Rima Turk.
Après son départ de la Riksbank, L. Svensson s’est consacré à exposer les raisons pour lesquelles la politique monétaire doit se préoccuper des objectifs d’inflation et de production, en laissant les questions de stabilité financière à la politique macroprudentielle. Les deux politiques sont « différentes et il est préférable de les mener séparément », a-t-il écrit. Pour étayer son argumentaire, il a effectué plusieurs présentations au FMI et ailleurs, en montrant que les avantages du relèvement des taux d’intérêt pour renforcer la stabilité financière en réduisant le risque d’une crise financière étaient maigres et incertains. En revanche, les inconvénients en termes de hausse du chômage et d’accentuation des pressions déflationnistes étaient majeurs et nettement plus certains.
Les calculs des coûts/avantages de L. Svensson figuraient dans un document des services du FMI de 2015 portant sur le thème « Politique monétaire et stabilité financière », qui concluait que, dans la plupart des cas, les coûts sont plus élevés que les avantages. Philip Turner, l’ancien responsable de la BRI, a confié à F&D que, « en appliquant une logique rigoureuse et en utilisant des grandeurs empiriques très favorables au raisonnement contraire, Svensson a remporté ce débat haut la main ».
Toujours en activité
À 75 ans, L. Svensson demeure actif dans le domaine de la recherche, ses travaux les plus récents s’efforçant de montrer que les indicateurs couramment utilisés pour chiffrer la surévaluation des prix des logements, comme le ratio prix des logements/revenu, prêtent à confusion et peuvent aboutir à des mesures inadaptées de la part des organismes financiers. Il a aussi remis en cause l’opinion répandue selon laquelle les ménages réduisent davantage leurs dépenses pendant une crise lorsque l’encours de leurs prêts hypothécaires est plus élevé. P. Turner est ravi de constater que L. Svensson continue à bousculer les idées reçues : « Où qu’il aille, les économistes sont obligés de se surpasser. »
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.