Non seulement les cryptomonnaies ne peuvent pas offrir les avantages qu’on en attend, mais elles présentent de graves risques contre lesquels les législateurs doivent agir
Depuis que le Bitcoin a vu le jour il y a 14 ans, les partisans de la cryptomonnaie ont promis tour à tour qu’elle allait révolutionner l’argent, les paiements, la finance ... ou tout cela à la fois. Ces promesses n’ont pas été tenues et semblent de plus en plus irréalisables. Pourtant, nombre de décideurs les ont prises pour argent comptant et ont soutenu l’expérimentation des cryptomonnaies comme une étape nécessaire vers un vague avenir innovant. Si cette expérimentation était inoffensive, les autorités auraient raison de ne pas l’empêcher, mais les maux liés à la « crypto » sont graves. Compte tenu de ces effets délétères, les décideurs doivent porter un regard plus critique sur les cryptoactifs eux-mêmes et sur leurs bases de données sous-jacentes (les chaînes de blocs) afin de déterminer si la crypto peut un jour tenir ses promesses. Si elle ne le peut pas, ou s’il est peu probable qu’elle le puisse, il faut mettre en place une réglementation forte pour limiter les conséquences néfastes de l’expérimentation des cryptomonnaies.
Parmi ses effets délétères, l’essor de la crypto a favorisé les attaques par rançongiciel et entraîné une consommation excessive d’énergie. La chaîne de blocs du bitcoin repose sur un mécanisme de validation par la « preuve de travail » qui consomme à peu près autant d’énergie que la Belgique ou les Philippines ; celle de l’ether est censée depuis le début évoluer de la preuve de travail vers la preuve de participation (ou preuve d’enjeu), moins gourmande en énergie, mais cela reste une promesse.
Un système financier reposant sur les cryptomonnaies perpétuerait, voire amplifierait, bon nombre des problèmes de la finance traditionnelle. Ainsi, une offre potentiellement illimitée de jetons et de pièces servant de garantie pour des prêts pourrait démultiplier l’effet de levier dans le système financier ; en présence de contrats intelligents rigides et auto-exécutables, le système pourrait être privé de la souplesse et de la discrétion que requièrent des situations inattendues et éventuellement désastreuses. Plus généralement, l’écosystème cryptographique est extrêmement complexe, et cette complexité pourrait se transformer en une force déstabilisante (à la fois parce qu’elle complique l’évaluation des risques, même lorsque les données abondent, et parce que plus un système est complexe, plus il est prédisposé à subir des « accidents normaux » — lorsqu’un incident en apparence mineur déclenche des problèmes graves en cascade). Il est donc probable que tout système financier fondé sur les cryptomonnaies serait régulièrement soumis à des emballements et des effondrements déstabilisants.
La complexité des cryptomonnaies résulte des tentatives de décentralisation — en répartissant le pouvoir et la gouvernance dans le système, on supprime théoriquement le besoin d’intermédiaires de confiance tels que les établissements financiers. C’était le principe du livre blanc du projet Bitcoin : proposer une solution cryptographique permettant l’envoi de paiements sans l’intervention d’un établissement bancaire ou d’un autre intermédiaire de ce type. Cela n’a pas empêché le système du Bitcoin de très vite se centraliser, au point qu’aujourd’hui, son fonctionnement repose sur une petite communauté de développeurs de logiciels et de coopératives de mineurs. Cela a fait dire à l’éditeur pionnier de l’Internet Tim O’Reilly : « La chaîne de blocs a été la plus rapide recentralisation d’une technologie décentralisée à laquelle j’aie jamais assisté. » La décentralisation promise dans le livre blanc du projet Bitcoin n’a pas eu lieu, mais la complexité sous-jacente de la technologie qui a tenté de la réaliser demeure — ce qui est également vrai pour la crypto en général.
Au printemps et à l’été 2022, nous avons été témoins du chavirement, puis du naufrage de plusieurs acteurs de la crypto soi-disant décentralisés et avons pu constater à cette occasion qu’en effet, des intermédiaires menaient la barque. Un jeton indexé est un type d’actif cryptographique conçu pour conserver une valeur stable et, lorsque le jeton indexé Terra a perdu son ancrage au dollar en mai 2022, les détenteurs ont cherché des conseils sur le fil Twitter de son fondateur, Do Kwon. Avant de sombrer, le réseau Terra a fait l’objet d’une tentative de sauvetage au moyen de prêts en cryptomonnaies de la part d’une organisation à but non lucratif créée par Do Kwon. Ces prêts auraient eu pour but de permettre à certains des plus gros détenteurs de Terra — les baleines, dans le jargon — de se faire rembourser leurs jetons Terra à un prix proche de la valeur nominale, tandis que les petits investisseurs, eux, perdraient à peu près tout. Dans la tourmente qui a suivi l’effondrement de Terra, de multiples épisodes ont montré le pouvoir des fondateurs et des baleines sur des plateformes que l’on disait administrées par des organisations autonomes décentralisées. De nombreux partisans de la crypto n’ont pas tardé à critiquer les plateformes touchées, affirmant que, pour commencer, elles n’avaient jamais été vraiment décentralisées et que, de toute façon, seules les plateformes « réellement décentralisées » méritaient de survivre. Cependant, toute la crypto est centralisée à des degrés divers.
Décentralisation illusoire
Les droits de vote dans les organisations autonomes décentralisées et la richesse tendent vers la concentration dans la crypto encore plus que dans le système financier traditionnel. En outre, avec une technologie de chaîne de blocs décentralisée qui gère mal de grands volumes de transactions et ne permet pas l’inversion des opérations, il semble inévitable que des intermédiaires se fassent jour pour rationaliser des services décentralisés peu maniables pour les utilisateurs (d’autant plus qu’il y a des gains à réaliser au passage). Dans un récent rapport sur la question, des économistes de la Banque des règlements internationaux (BRI) ne mâchent pas leurs mots et concluent à une « illusion de décentralisation », « le besoin de gouvernance rendant inévitable un certain niveau de centralisation et les aspects structurels du système conduisant à une concentration du pouvoir ». Au demeurant, bon nombre des entreprises de la crypto nées au cours de la dernière décennie ne prétendent pas à la décentralisation — par exemple les bourses centralisées, les fournisseurs de portefeuilles et les émetteurs de jetons indexés, qui sont tous des acteurs essentiels de l’écosystème crypto. Beaucoup de ces intermédiaires sont simplement de nouveaux équivalents (souvent non réglementés) de ce qui existe déjà dans la finance traditionnelle.
Les utilisateurs de cryptomonnaies devront donc toujours faire confiance à des personnes. Ces personnes ne sont pas moins avides ou partiales que n’importe qui, mais elles sont en grande partie non réglementées (parfois même non identifiées) et, en l’absence d’une réglementation sur la protection des consommateurs, les affirmations du secteur de la cryptomonnaie concernant la promotion de l’inclusion financière prennent une tournure plus gênante. L’écosystème des cryptomonnaies est certainement le théâtre d’une multitude de piratages et d’escroqueries à l’encontre des utilisateurs, mais, à un niveau plus fondamental, la valeur des cryptomonnaies est entièrement déterminée par la demande, car il n’y a pas de capacité de production derrière elles, et les fondateurs et les premiers investisseurs ne peuvent donc en tirer profit que s’ils trouvent de nouveaux investisseurs à qui vendre. S’ils comptent sur des populations traditionnellement mal desservies pour constituer ce marché, alors les membres les plus vulnérables de la société, tant dans les pays développés que dans les pays en développement, risquent d’être les dindons de la farce.
Même si le marché des actifs cryptographiques était d’une façon ou d’une autre durable, il y a de nombreuses raisons de douter que la crypto puisse démocratiser la finance. Par exemple, les plateformes de prêts en crypto exigent des montants importants de garanties en crypto pour accorder des prêts, de sorte qu’elles n’aideront pas ceux qui n’ont pas d’actifs financiers au départ. Et bien que les jetons indexés soient souvent présentés comme un meilleur mécanisme de paiement pour les populations mal desservies, le Forum économique mondial a conclu que « les jetons indexés tels qu’ils sont actuellement déployés n’apporteraient pas de nouveaux avantages convaincants pour l’inclusion financière au-delà de ceux offerts par les options préexistantes ».
Réparer les défauts de la finance
Pour être clair, l’inclusion financière est un problème réel et urgent, mais beaucoup d’autres problèmes existent aussi avec la finance traditionnelle et doivent être résolus. Si les sociétés de cryptomonnaies, les investisseurs en capital-risque et les groupes de pression ont si bien réussi à vendre des cryptomonnaies, c’est en partie par leur mise en accusation très lucide et convaincante de notre système financier actuel. Et, de fait, les plus grands établissements bancaires affichaient de très mauvais résultats à la veille de la crise de 2008 (ce qui est encore vrai pour certains), beaucoup d’usagers sont mal desservis par le système financier actuel, et le traitement des paiements est encore souvent trop lent, notamment aux États-Unis.
Cependant, il s’agit dans l’ensemble de problèmes politiques plutôt que technologiques — et, si les questions politiques sous-jacentes ne sont pas résolues, les nouveaux intermédiaires en cryptomonnaies qui arriveront ne feront que perpétuer les problèmes existants. Lorsque des mises à niveau technologiques de nos systèmes actuels sont effectivement nécessaires, souvent, il existe déjà des solutions technologiques plus simples et centralisées (comme c’est le cas pour les paiements en temps réel). Ce qui fait souvent défaut, c’est la volonté politique de mettre en œuvre ces solutions.
À une époque de dysfonctionnement politique croissant, il est compréhensible que les décideurs aient envie de croire que la technologie peut régler les choses sans leur participation. Malheureusement, la crypto n’est pas à la hauteur de ses prétentions à la décentralisation et, si elle est intégrée au système financier traditionnel et en mesure d’interrompre le flux de capitaux vers l’économie réelle, alors ses emballements et effondrements pourraient avoir de lourdes conséquences économiques.
Pour limiter les retombées des implosions de cryptosystèmes et protéger l’économie au sens large, les autorités de réglementation devraient prendre des mesures pour ériger un pare-feu entre la crypto et la finance traditionnelle.
En premier lieu, il faudrait interdire aux établissements bancaires d’émettre ou de négocier tout cryptoactif, y compris les jetons indexés (qui sont rarement utilisés pour les paiements dans le monde réel — ils facilitent surtout les investissements en cryptomonnaies). Ces mesures pourraient être mises en œuvre dans le cadre des lois bancaires existantes, sans qu’il soit besoin, la plupart du temps, d’édicter des lois ou des règles nouvelles. Les autorités devraient toutefois envisager de promulguer de nouvelles lois ou règles qui ciblent plus directement le secteur des cryptomonnaies. Compte tenu de l’absence d’avantages et de la présence d’effets néfastes liés à la crypto, une interdiction pure et simple peut être appropriée ; à défaut, les législateurs devraient s’attacher à gérer les effets néfastes de la crypto au moyen de lois et de règles plus ciblées. L’application de lois et de règles aux intermédiaires cryptographiques centralisés serait relativement simple (bien que des questions de compétence puissent se poser) ; leur application à des acteurs théoriquement décentralisés pourrait se heurter à quelques obstacles supplémentaires. Ces obstacles ne sont toutefois pas insurmontables, car aucune partie de la crypto n’est entièrement décentralisée. Il pourrait être interdit de détenir des jetons de gouvernance dans des organisations autonomes décentralisées non conformes, par exemple —, ce qui serait relativement facile à faire respecter par les fondateurs, les sociétés de capital-risque et les baleines qui détiennent l’essentiel des actifs concernés.
En fin de compte, les décideurs ne devraient pas se laisser influencer par les promesses douteuses de décentralisation et de démocratisation ; ils devraient se montrer volontaristes pour mettre fin aux effets néfastes de la crypto. Les architectes de l’avenir de la finance ont beaucoup de problèmes à résoudre et devraient proposer les solutions les plus simples et les plus directes. Essayer d’adapter les cryptoactifs et les chaînes de blocs pour résoudre ces problèmes ne fera, selon toute vraisemblance, qu’empirer les choses.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.