5 min (1403 words) Read

Les journalistes financiers adorent les superlatifs comme « au plus haut depuis quatre semaines » et « le plus en un an ».

Par conséquent, lire qu’après la faillite de Lehman Brothers, les banques centrales ont porté les taux d’intérêt à leur plus bas niveau depuis 5 000 ans attire l’attention. C’est ainsi que commence l’ouvrage d’Edward Chancellor intitulé The Price of Time: The Real Story of Interest, dans lequel il observe que les Mésopotamiens faisaient payer des intérêts sur les prêts avant même d’équiper les charrettes de roues. Dans les temps anciens, l’intérêt, qui est antérieur à la monnaie frappée, sur les prêts pour acheter des céréales et du bétail transparaissait dans des mots qui associent les coûts d’emprunt à ce qu’ils produisent : en sumérien, le vocable veut dire chevreau ; en grec ancien, tokos signifie veau.

L’auteur de Devil Take the Hindmost: A History of Financial Speculation livre une autre analyse historique approfondie avec sa nouvelle histoire des taux d’intérêt qui s’appuie sur des recherches poussées.

Les taux bas jouent le rôle du méchant. Les responsables de banque centrale ont cherché de manière obsessionnelle à atteindre les objectifs d’inflation, inconscients des dommages provoqués. Ces conséquences « n’ont jamais été analysées convenablement ou résolues » alors que des mesures ont été prise face à la crise de 2008 et à la crise de la dette souveraine en Europe. Les exemples cités par E. Chancellor, qui couvrent différents pays et périodes, mettent en cause les taux extrêmement bas, qui pénalisent la croissance, la productivité, l’épargne et l’investissement. Ils maintiennent en vie des entreprises zombies, alimentent les inégalités, donnent naissance à des bulles et nuisent à la stabilité financière.

L’auteur critique la politique de taux bas de la Réserve fédérale qui remonte pratiquement à sa création en 1913. Selon lui, « l’élimination par la Fed de la volatilité économique a encouragé la constitution d’un levier financier » puisque l’argent à bon marché a déclenché la crise financière de 2008. Il rapporte et approuve les propos du journaliste financier James Grant, fondateur du Grant’s Interest Rate Observer, qui a déclaré que « la double mission opérationnelle de la Fed est devenue celle d’un pyromane et d’un pompier ».

Parmi les exemples de « mauvais investissements résultant de taux d’intérêt extrêmement bas », E. Chancellor insiste sur les ententes illicites sur les prix, en évoquant des études qui montrent qu’elles sont fortement influencées par les taux d’intérêt. Les taux bas ont débouché sur la surévaluation de jeunes pousses d’entreprises, à l’instar de Theranos, nouvelle société frauduleuse de tests médicaux fondée par Elizabeth Holmes, dont la valorisation maximale a atteint 9 milliards de dollars. Autre exemple : les Printemps arabes. Selon l’auteur, ils ont débuté en raison de la faiblesse des taux d’intérêt aux États-Unis qui a engendré des flux de capitaux vers les pays émergents et provoqué une envolée des prix des denrées alimentaires. Sans oublier les cryptomonnaies, manie « due aux conditions monétaires » autant qu’aux technologies : « La dépréciation des monnaies par les banques centrales signifie qu’un nouveau type de monnaie devenait nécessaire ».

Sur fond d’anesthésie monétaire, E. Chancellor observe que les craintes à l’égard du capitalisme, du libéralisme et de la démocratie elle-même réapparaissent. Les banques centrales manipulent ce qui constitue « le prix le plus important dans une économie de marché » et le moteur du capitalisme.

Selon l’auteur, sans l’impulsion nécessaire donnée par les coûts d’emprunt, les futurs revenus ne peuvent pas être évalués, le capital ne peut pas être correctement réparti et le montant de l’épargne est insuffisant. Une chaîne de réaction négative incontrôlée menace. Si cette situation perdure, « les investissements publics devront remplacer les investissements privés et les banques centrales devront se substituer aux banques commerciales comme principaux fournisseurs de crédit », conclut-il. « Sans intérêts pour réguler les comportements financiers, un système financier par nature instable imposera continuellement de nouvelles réglementations. »

Le mot hébreu pour désigner l’intérêt, neschek, « trouve son origine étymologique dans la morsure d’un serpent », constate E. Chancellor en introduction. Sa conclusion postule que « pas de morsure » est encore pire.

JEFF KEARNS fait partie de l’équipe de rédaction de Finances & Développement.

 

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.