Le pays a pour ambition de devenir le producteur d’hydrogène le moins cher du marché
Nichée entre les fjords et les îlots de la côte du détroit de Magellan battue par les vents, la petite ville de Punta Arenas se dresse à la pointe de l’Amérique du Sud, juste au-dessus du cercle antarctique.
Le vent fait claquer les drapeaux de la façade des bureaux du gouverneur régional tandis que les habitants traversent la place principale cherchant refuge dans les cafés et les restaurants du centre de la ville.
Région la plus méridionale du Chili, Magallanes, dont la capitale est Punta Arenas, est faiblement peuplée et largement préservée. Mais ces terres sauvages de Patagonie pourraient bientôt devenir le centre névralgique d’une transition mondiale vers les énergies renouvelables.
Le Chili, qui compte 19,5 millions d’habitants, se place à l’avant-garde de cette transformation, et les vents rugissants de Patagonie ne constituent que l’une des multiples possibilités prometteuses dont il dispose.
« Grâce aux atouts de notre territoire, nous pouvons continuer à faire œuvre de pionniers dans le développement des énergies renouvelables », déclare Diego Pardow, le ministère chilien de l’Énergie. « Le potentiel de déploiement des énergies renouvelables au Chili est l’un des plus importants au monde. »
Des intenses rayonnements solaires qui frappent le désert d’Atacama aux puissants vents qui balaient les plaines et les vallées de Patagonie, en passant par les forts courants marins, la chaleur des entrailles de la Terre et les fleuves qui dévalent les vallées du Centre et du Sud du pays, le Chili regorge de ressources énergétiques renouvelables.
Et il y a plus, près de la moitié des réserves connues de lithium, un élément essentiel dans les technologies de batteries, se cache dans les marais salants du Nord du Chili. Une myriade de lagunes bleues et turquoise parsèment la surface de cette région aride, évaporant une saumure riche en lithium prête à être raffinée et exportée.
Fort de ces richesses naturelles, le Chili a fait des promesses ambitieuses.
Ainsi, il s’est engagé à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, a annoncé qu’il procéderait à la fermeture ou à la reconversion de la totalité de ses 21 centrales à charbon d’ici 2040 et s’emploie à verdir son bouquet énergétique.
D’après les derniers chiffres du ministère, en août, 58 % de la puissance nationale de 30 000 MW provenait de sources d’énergie renouvelables. Cette proportion atteindra 62 % le mois prochain grâce au démarrage imminent de plusieurs projets.
Cependant, la clé de voûte de l’audacieux pari du pays en matière d’énergies renouvelables est l’hydrogène « vert », une source propre de combustible, qui pourrait révolutionner l’offre mondiale d’énergie.
L’Agence internationale pour les énergies renouvelables estime que l’hydrogène représentera 12 % de la consommation mondiale d’énergie d’ici 2050 et a identifié le Chili, le Maroc et la Namibie comme des pays susceptibles de devenir des exportateurs d’hydrogène vert.
« Le Chili possède un avantage comparatif dans la production d’hydrogène vert, car il devrait être en mesure d’exploiter les énergies renouvelables de façon extrêmement efficace », explique M. Pardow.
Pour produire de l’hydrogène, on peut utiliser un électrolyseur qui va séparer les molécules d’hydrogène et d’oxygène de l’eau. L’énergie libérée par cette réaction est alors injectée dans le réseau national ; l’hydrogène est capturé, stocké et transporté pour être utilisé dans des piles à combustible sans émission de CO2 — ou combiné avec du dioxyde de carbone pour produire de l’ammoniac de synthèse destiné à la fabrication d’engrais ou du méthanol employé comme substitut à l’essence.
Le qualificatif « vert » renvoie à la source d’énergie permettant d’obtenir l’hydrogène, qui doit être renouvelable.
À l’heure actuelle, 95 % de l’hydrogène dans le monde est produit selon les techniques reposant sur des hydrocarbures — il s’agit de l’hydrogène « gris ». Grâce aux spécificités de sa géographie, le Chili pourrait devenir un pôle de production de l’hydrogène vert, très prisé.
L’ambitieuse stratégie nationale présentée en novembre 2020 vise à produire au Chili l’hydrogène le moins cher du monde d’ici la fin de la décennie et de faire du pays l’un des trois principaux exportateurs mondiaux d’hydrogène d’ici 2040.
Or, à l’heure actuelle, le Chili ne produit pas d’hydrogène à l’échelle industrielle. Si la nécessité d’engager une transition énergétique suscite un large consensus, tous ne sont pas enthousiastes à l’idée de ce qui pourrait advenir des régions où ce potentiel doit être concrétisé.
« La Terre de Feu pourrait devenir une zone sacrifiée », craint Diego Luna, un défenseur de l’environnement uruguayen arrivé au Chili il y a 26 ans. « Nous devons faire preuve d’une grande prudence. »
M. Luna est préoccupé par les éoliennes placées dans les corridors d’une soixantaine d’espèces d’oiseaux migrateurs. Les populations de dauphins et de baleines pourraient également pâtir d’un accroissement du trafic maritime en cas d’exportations massives.
Selon les estimations réalisées par le gouvernement chilien en 2021, 13 % de l’hydrogène vert mondial pourrait à terme être produit à partir de l’énergie éolienne dans la région de Magallanes et de l’Antarctique chilienne, ce qui représenterait 126 gigawatts.
D’après les calculs de M. Luna, il faudrait pour cela construire un parc éolien d’au moins 13 000 km².
Pourtant, malgré les réserves, la ruée vers l’hydrogène est peut-être déjà amorcée. Les entreprises commencent à utiliser le Chili comme terrain d’essai des technologies de l’hydrogène vert.
« Le pays offre un immense champ d’expérimentation où développer l’hydrogène comme solution viable et réaliste pour décarboner la planète », explique Fernando Meza, responsable du développement d’Enel Green Power Chile, une filiale du géant italien de l’énergie Enel.
L’entreprise, qui gère neuf parcs éoliens au Chili, est l’un des champions du secteur. D’ici la fin de l’année, elle mettra en service son projet pilote Haru Oni, qui doit produire 350 tonnes de méthanol de synthèse et 130 000 litres de carburant par an — une étape importante pour évaluer la faisabilité de l’hydrogène vert patagonien.
La prochaine phase, indique M. Meza, est de faire avancer la construction de la ferme éolienne Faro del Sur qui devrait s’étendre sur 38 km² sur le site de Cabo Negro, situé légèrement au Nord de Punta Arenas. La centrale de 65 éoliennes, dont le coût s’élève à 500 millions de dollars, pourrait aussi produire de l’hydrogène vert à une puissance de 325 mégawatts, mais elle a récemment été retoquée par l’organisme chilien d’évaluation d’impact sur l’environnement qui aurait formulé des « exigences exceptionnelles ».
Selon M. Meza, le projet de Faro del Sur devrait redémarrer après des négociations avec les autorités.
« Fixer des limites et trouver des moyens d’accroître la viabilité de la filière sont des tâches que tant le secteur public que le secteur privé doivent mener », explique-t-il, ajoutant qu’il espère obtenir un soutien plus important des pouvoirs publics.
En décembre 2021, le gouvernement chilien s’est engagé à financer à hauteur de 50 millions de dollars six projets d’hydrogène vert dans le pays, 17 millions devant aller au parc Faro del Sur.
D’après le ministère de l’Énergie, l’investissement, à la fois public et privé, dans l’hydrogène vert et les produits qui en sont dérivés pourrait atteindre 45 milliards de dollars d’ici 2030 — et 330 milliards d’ici 2050.
Cependant, les infrastructures que suppose la production d’hydrogène vert auront un effet notable sur Punta Arenas, qui n’est pas accessible par voie terrestre à moins d’un détour par l’Argentine. La plupart des marchandises arrivent par bateau, et les écoles, les hôpitaux et les autres services pourraient être saturés par un afflux de travailleurs, même modeste.
Pour le moment, Magallanes reste sauvage. Mais le changement pourrait être pour bientôt.
Selon M. Meza, Enel devrait avoir une idée assez précise de la faisabilité de l’hydrogène vert en Patagonie d’ici deux à quatre ans.
« Si tous ces investissements se concrétisent, nous assisterons à une transformation radicale de la région de Magallanes telle que nous la connaissons aujourd’hui », déclare M. Luna, le défenseur de l’environnement.
« Sur les plans social, culturel, matériel ou économique, cet endroit sera méconnaissable. Et, je ne suis pas sûr que nous y ayons suffisamment réfléchi. »
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.