L’UE a besoin d’un grand pacte qui réduit la demande, augmente l’offre et maintient les marchés de l’énergie ouverts
Le système énergétique européen fait face à une crise sans précédent. Les approvisionnements en gaz russe, qui sont indispensables pour le chauffage, les procédés industriels et l’électricité, ont été réduits de plus de 80 % cette année. Les prix de gros de l’électricité et du gaz se sont envolés : ils ont été multipliés par pas moins de 15 depuis début 2021, ce qui a de graves conséquences pour les ménages et les entreprises. Le problème pourrait bien s’aggraver. L’Europe est peut-être sur le point de devoir passer son premier hiver sans gaz russe et s’expose à des prix encore plus élevés, à des pénuries de gaz et à une récession de grande ampleur.
Les pays européens ont commencé à mettre en œuvre une série de mesures de riposte. Une catégorie de mesures ambitionne d’atténuer les effets de la hausse des coûts sur les consommateurs et les entreprises. Elles comprennent des plafonds des prix sur le marché de détail, des tarifs réglementés, des programmes d’aide pour les entreprises énergivores et un soutien aux liquidités ou aux fonds propres pour les sociétés énergétiques, voire une nationalisation. Une autre catégorie de mesures a pour objectif de stabiliser et de réduire les prix de gros et de garantir la sécurité énergétique. Il s’agit notamment de mesures qui visent à encourager les économies d’énergie et à accroître l’offre, mais aussi à plafonner les coûts de l’énergie, en particulier les prix de gros du gaz.
Ces mesures ne fournissent pas de solutions parfaites, et ce pour deux raisons. La première a trait à des objectifs contradictoires : les subventions ou les prix plafonnés peuvent aggraver le problème de fond en augmentant la demande. La deuxième tient aux retombées transfrontalières : subventionner la consommation d’énergie peut être avantageux pour les consommateurs d’un pays, mais cela amplifierait aussi la consommation, ce qui provoquerait une hausse des prix de gros dans toute l’Union européenne et pénaliserait les consommateurs d’autres pays.
Une évaluation des possibilités existantes aboutit à une conclusion évidente. La stratégie la plus efficace pour résoudre les deux problèmes est une coordination entre les pays en vue de réduire la demande d’énergie et d’accroître l’offre tout en laissant les marchés intérieurs de l’énergie ouverts et en protégeant les consommateurs vulnérables.
Des prix élevés et volatils
La cause première de la hausse considérable des prix du gaz en Europe est la réduction de l’offre russe. Le gaz naturel liquéfié (GNL) est la principale solution de remplacement. Son coût a plus que doublé depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février.
La hausse des prix de gros de l’électricité s’explique par la flambée des prix du gaz naturel et par la production insuffisante d’électricité d’origine nucléaire et d’hydroélectricité, qu’il a fallu compléter par de l’électricité produite à partir de centrales au charbon et au gaz plus onéreuses. Par conséquent, le gaz est aujourd’hui la source d’énergie la plus coûteuse pour répondre à la demande sur la plupart des marchés européens de l’électricité. Cela signifie que les producteurs d’électricité à moindre coût réalisent pour la plupart des bénéfices extrêmement élevés (sauf s’ils ont bloqué des prix plus bas en procédant à des ventes à terme).
Dans certains cas, même l’accroissement de la production d’électricité à partir de charbon et de gaz n’a pas suffi à satisfaire la demande. De fait, les prix ont grimpé si haut que certains clients ont totalement cessé de consommer, phénomène qualifié de destruction de la demande. Les tensions sur les marchés européens de l’énergie sont telles que de légères variations de l’offre ont un impact prononcé sur les prix. C’est pourquoi, en plus de s’envoler, les prix de gros de l’énergie ont été aussi volatils.
À terme, cette situation incitera à développer l’électricité d’origine renouvelable et à utiliser l’électricité de manière plus efficiente. Une méthode pourrait consister à ne rien faire d’autre qu’apporter une aide financière aux entreprises et aux ménages jusqu’à ce que les prix diminuent. Cela pourrait toutefois être extrêmement onéreux. Si les États devaient couvrir l’intégralité des augmentations prévues des coûts de l’énergie, cela se chiffrerait facilement à 1 000 milliards d’euros, soit environ 6 % du PIB annuel de l’Union européenne (UE). Un soutien massif des pouvoirs publics pourrait retarder l’ajustement à un nouveau prix d’équilibre et faire naître le besoin d’une aide encore plus importante. Les effets de la crise sur la stabilité macroéconomique et financière pourraient être dévastateurs en raison de l’accélération de l’inflation et contraindre la Banque centrale européenne à resserrer encore davantage sa politique. En outre, le secteur de l’énergie serait confronté à des crises de liquidité et à des cessations de paiements.
Il faut faire quelque chose pour traiter le problème à la racine, en réduisant le niveau et la volatilité des prix de l’énergie sur les marchés de gros européens, mais quoi exactement ?
Plafonner les prix de gros
Il existe deux possibilités pour plafonner les prix, en limitant le prix des importations de gaz et en contenant les prix de gros dans l’Union européenne.
Réglementer l’ensemble des prix du gaz à l’importation serait contre-productif : il serait impossible de faire venir suffisamment de gaz dans l’Union européenne, et cela se traduirait par des prix encore plus élevés. Un plafonnement du seul gaz russe, dans le but de réduire les profits gaziers du pays tout en abaissant les coûts pour l’Europe, pourrait s’avérer plus judicieux, même si cette méthode n’est pas sans risque. En effet, la Russie ne pourra pas réorienter facilement ses livraisons de gaz ailleurs, si bien qu’il serait dans son intérêt, commercialement parlant, de continuer à approvisionner l’Europe, même à des prix plus bas. Cependant, la Russie a déjà agi à l’encontre de ses propres intérêts commerciaux en amputant de 80 % les livraisons vers l’Europe. Si elle ripostait en mettant fin aux 20 % restants, cela aggraverait la situation.
En juin 2022, l’Espagne et le Portugal ont adopté le mécanisme dit d’« exception ibérique », qui plafonne le prix du gaz utilisé pour produire de l’électricité. Concrètement, il limite le coût de l’électricité puisque les centrales au gaz déterminent généralement le prix marginal. Ce dispositif s’est révélé efficace pour contenir les prix de gros de l’électricité en Espagne et au Portugal, mais il a aussi incité les producteurs ibériques à brûler davantage de gaz pour produire de l’électricité. Une application générale de la méthode ibérique à l’Union européenne augmenterait probablement les prix du gaz, au détriment des clients qui utilisent le gaz directement. Les industries grosses consommatrices d’électricité et de gaz sont inégalement réparties dans l’Union, de sorte que le mécanisme aurait aussi des effets sur la répartition entre les États membres.
Une troisième solution consiste à instaurer un plafond sur l’ensemble des transactions sur les plaques tournantes gazières en Europe et sur les opérations et marchés de gré à gré. Ces plafonds s’appliqueraient à de nombreux contrats à plus long terme, dont ceux avec le géant gazier public russe Gazprom, qui sont indexés sur les prix des plaques tournantes gazières. Pour faire en sorte qu’un tel plafonnement ne mette pas en péril la capacité de l’Europe à faire venir du GNL, un mécanisme de contrat sur différence pourrait verser aux importateurs la différence entre le prix international et le prix européen. Les fonds pourraient provenir du budget de l’UE. Cela se traduirait par une baisse des prix de gros du gaz et de l’électricité. Les contribuables devraient payer la facture, mais ils y trouveraient largement leur compte sous forme de prix plus bas et de subventions.
Le problème est qu’il serait difficile d’imposer un plafond sur toutes les opérations. Les transactions sur les plaques tournantes soumises à un plafond pourraient se tarir à mesure que les vendeurs proposeront leur gaz sur le marché de gré à gré à des prix plus élevés. Fait plus important, la demande de gaz et d’électricité augmentera si les prix sont fortement plafonnés. Les vendeurs étrangers, surtout la Russie, pourraient s’opposer au plafonnement, en réduisant ou en cessant leur approvisionnement. Les acheteurs étrangers pourraient aussi subventionner les importations de GNL afin de protéger leurs consommateurs, ce qui donnera lieu à une intensification de la concurrence provenant de l’extérieur de l’Union européenne. La demande dépasserait alors l’offre, et un rationnement serait nécessaire pour rééquilibrer le marché.
Un grand pacte
Des mesures visant à accroître l’offre et à encourager les économies d’énergie pourraient être une alternative au plafonnement des prix. Deux questions se posent. Comment faire tout en protégeant aussi les consommateurs et en réduisant au minimum les perturbations inefficientes d’un point de vue économique ? Comment procéder en tenant compte des répercussions des mesures prises par chaque pays sur les autres États membres de l’UE ?
La réponse à la première question portant sur la protection des consommateurs et l’efficience économique pourrait être d’associer des versements d’aides qui ne dépendent pas de la consommation d’énergie à des subventions pour en réduire l’utilisation tout en maintenant les signaux d’une diminution de la demande transmis par les prix. Les subventions pourraient être proportionnelles à la consommation d’énergie récente. Une autre méthode consiste à recourir au principe de conception à l’origine du « freinage du prix de l’électricité » en Allemagne. Il s’agit d’abord de calculer les besoins énergétiques d’un ménage sobre qui déploie des efforts raisonnables pour économiser l’énergie. Ensuite, le programme subventionne le prix de l’électricité sur le marché de détail jusqu’à ce niveau, mais pas au-delà. En conséquence, le coût de l’électricité pour tout surcroît d’utilisation serait sensiblement plus élevé que le coût moyen, ce qui inciterait les ménages à consommer le moins possible de kilowattheures supplémentaires.
La réponse à la deuxième question portant sur la coordination des mesures serait un grand pacte dans lequel les pays de l’UE consentent tous à déployer des efforts globalement comparables pour réduire la demande et accroître l’offre. Le problème du resquilleur qui en découle, à savoir que chaque pays préférerait ne pas engager ces efforts ou faire abstraction des retombées sur les pays voisins, doit être résolu politiquement et juridiquement grâce à la réglementation. Les incitations financières, par exemple l’accès à un fonds de l’UE, sont une possibilité.
L’Union européenne a pris les premières mesures qui vont dans ce sens. En juillet, les pays membres se sont engagés à réduire la demande de gaz de 15 % pendant l’hiver. En septembre, ils ont adopté une réglementation qui les oblige à prendre quatre séries de mesures : une baisse de la demande d’électricité, un plafonnement des recettes pour les producteurs d’électricité à bas coût qui tirent profit des prix élevés de l’électricité (à l’exception de ceux qui brûlent du charbon), une « contribution de solidarité » versée par les entreprises de combustibles fossiles (y compris les producteurs de charbon) et un soutien aux petites et moyennes entreprises. Les producteurs d’électricité à bas coût doivent rétrocéder les bénéfices supérieurs au plafond de recettes à leurs administrations nationales, qui utiliseront ensuite les fonds pour financer les aides aux consommateurs.
Ces mesures constituent une première étape importante, notamment parce qu’elles privilégient une réduction coordonnée de la demande de gaz et d’électricité. En revanche, elles ne prennent pas l’offre en considération. Deux séries d’initiatives pourraient remédier à cette lacune.
D’une part, l’Union européenne devrait exploiter son pouvoir d’achat en sa qualité de deuxième économie mondiale derrière les États-Unis. Elle pourrait négocier avec les fournisseurs de gaz en tant qu’acheteur unique. Cela pourrait être une stratégie gagnant–gagnant : alors que l’Union européenne doit se procurer du gaz à un prix raisonnable, les fournisseurs ont besoin de contrats à long terme pour mieux gérer leurs plans d’investissement. Faute de gaz russe, il convient de remplacer les 150 milliards de mètres cubes que la Russie exportait chaque année vers l’Europe. L’Union européenne a la possibilité de mutualiser cette demande énorme et de négocier des contrats de longue durée qui procurent aux fournisseurs un flux de recettes prévisibles tout en garantissant la sécurité et l’accessibilité économique du gaz à l’Europe.
D’autre part, l’Union européenne doit optimiser l’approvisionnement énergétique intérieur à court terme. Cela passera par des efforts supplémentaires dans des pays comme les Pays-Bas, pour accroître la production de gaz, et l’Allemagne, pour continuer à exploiter des centrales nucléaires dont la fermeture était programmée. Ces mesures sont politiquement difficiles à prendre, mais elles pourraient devenir réalistes en vertu du principe de réciprocité. En outre, un fonds commun de l’UE pourrait être envisagé, par exemple pour indemniser les citoyens des Pays-Bas du fait du risque accru de séisme lié à l’augmentation de la production de gaz.
De toute évidence, la crise énergétique constitue un défi majeur qu’aucun pays européen ne pourra relever à lui seul. Les mesures d’urgence comme le plafonnement du prix du gaz risquent d’aggraver la situation, surtout si elles sont mises en œuvre dans le cadre d’une multitude de politiques nationales non coordonnées. L’Union européenne doit conclure un grand pacte qui repose sur son dynamisme en tant que bloc économique et définit l’orientation de la politique énergétique à l’échelle de l’UE. Les choix opérés aujourd’hui pour composer avec une offre restreinte détermineront l’avenir du système énergétique européen. Grâce à une intégration plus profonde et à des investissements plus rapides, l’Europe pourra surmonter cette crise, mais aussi accélérer la transition vers des énergies plus propres, renouvelables et plus accessibles.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.